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d’intérêts établie entre la Russie et la Prusse et devenue si fatale à l’Occident. « La communauté de vues, — ainsi s’exprimait l’organe officiel de la chancellerie allemande[1], — qui fit l’alliance de la Prusse et de la Russie en 1863, lors de l’insurrection polonaise, fut le point de départ de cette politique actuelle des deux états, qui, à l’occasion des grands événemens des dernières années, a affirmé sa puissance. Depuis l’attitude de la Russie dans la question du Slesvig-Holstein jusqu’aux preuves importantes de sympathie données à l’Allemagne par l’empereur Alexandre durant la dernière guerre, tout a concouru à rendre cette alliance plus solide encore. »

Par une sorte de fiction historique qui ne laisse pas de confondre quelque peu la raison, mais qu’une volonté souveraine sait imposer aux actes et jusqu’aux monumens publics de la Russie, la campagne de 1870 ne cesse d’être exaltée dans les sphères officielles de l’empire des tsars comme la continuation de l’œuvre de 1814, comme l’épisode final de « cette grande époque où les armées réunies de la Russie et de la Prusse combattaient pour une cause sacrée qui leur était commune[2]. » Au Kremlin, dans la splendide salle consacrée par l’empereur Nicolas aux gloires militaires de la patrie et qui est comme l’arc de l’Étoile de la sainte Russie, le touriste étranger est tout étonné de voir briller à l’heure qu’il est en lettres d’or sur le marbre les noms de Moltke, de Roon, et des autres capitaines de la Germanie qui se sont illustrés dans la dernière guerre contre la France[3]. Aussi le vainqueur de Sedan pouvait-il se faire l’illusion d’être toujours au milieu de ses sujets en traversant en 1873 les vastes plaines moscovites : de la frontière jusqu’au golfe de Finlande, le voyage ne fut qu’une suite non interrompue de triomphes et d’ovations. A chaque gare où s’arrêtait le train impérial attendait une garde d’honneur et retentissait l’hymne national allemand ; le tsar vint à la rencontre de son auguste hôte à la Gatchina, et le 27 avril les deux souverains faisaient leur entrée dans la capitale de Pierre le Grand. Le ciel était triste et froid, et le soleil refusait d’éclairer « la ville aux rues humides et aux cœurs secs, » comme l’a appelée un de ses poètes ; mais l’industrie humaine avait fait son possible pour suppléer la nature et réparer du climat l’irréparable outrage.

  1. Correspondance provinciale du 1er mai 1873.
  2. Télégramme du tsar au roi Guillaume Ier du 9 décembre 1869. — Tout récemment, au dernier banquet de Saint-George, l’empereur Alexandre II disait encore : « Je suis heureux de pouvoir constater que l’alliance intime entre nos trois empires et nos trois armées, fondée par nos augustes prédécesseurs pour la défense de la même cause, existe intacte à l’heure qu’il est. » Journal officiel de l’empire russe du 12 décembre 1875.
  3. Comte Tarnowski, Une Visite à Moscou, — Revue de Cracovie, novembre 1875.