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les pays de mœurs patriarcales sait se faire apprécier ; il adoucit les misères, dote les jeunes filles, fait oublier les mauvaises récoltes, et grâce à lui tout le monde est content.

Cependant, en dépit de leur courage et de leurs efforts, les émigrans n’ont pas tous le même bonheur. Dès les premiers jours, le climat des tropiques, la fièvre jaune, causent dans leurs rangs de terribles ravages. Échappent-ils aux maladies, combien alors travaillent toute leur vie sans pouvoir amasser jamais le petit pécule qui leur eût permis de retourner en Europe et tristement s’éteignent dans leur exil lointain ! Cela suffit pour que Trueba ne voie pas de bon œil cette belle jeunesse traverser l’Océan ; d’ailleurs pour ce qui le regarde, il n’aime point les aventures, nous le savons. La mer même, dont les flots trompeurs viennent caresser la rive et inviter les hommes à quitter leur pays, la mer excite sa colère, et c’est de tout cœur qu’il la maudit : « Je suis né, dit-il, j’ai passé mon enfance dans le voisinage de la mer, et bien qu’il soit dans ma nature de m’attacher profondément à tout ce qui m’entoure, aux personnes que je fréquente, à la maison que j’habite, aux arbres qui me présentent leur ombre, aux oiseaux qui me donnent des sérénades, au ruisseau qui m’envoie ses murmures, aux montagnes et à la plaine que je contemple de ma fenêtre, et même au soleil qui me brûle et au froid qui m’engourdit, — quelque penchant, je le répète, que j’aie de faire amitié avec tout cela, je n’ai pu jamais faire amitié avec la mer.

« J’étais encore, bien petit lorsqu’à travers la vallée profonde qui sépare mon village de la mer arrivaient jusqu’à ce pacifique et béni coin de terre, des mugissemens sourds et prolongés qui me faisaient trembler et chercher un refuge dans le sein de ma mère. — Sainte Vierge de Begona, s’écriait-elle alors avec des larmes dans les yeux, n’abandonnez pas les pauvres gens qui naviguent sur ces mers traîtresses ! — Et cette pieuse imprécation se gravait dans ma mémoire, et dans la confusion de mes idées j’associais l’image de la mer à celle des grands fléaux qui désolent l’humanité.

« D’ailleurs, mer, tu n’es pas ma patrie ! tu es un étranger vagabond qui vient voir nos riantes et pacifiques montagnes avec l’orgueil de ces autres étrangers qui nous vinrent aussi sous la conduite des Césars et des Agrippas, et qui, comme toi, virent leur puissance se briser contre nos rochers, et, comme toi, réussirent seulement à pénétrer dans quelques-unes de nos belles vallées ! Si quelque jour le malheur me jette en proie aux solitudes de l’Océan, ayez pitié de moi, mes frères, et compatissez comme je le fais moi-même au sort de ceux qui errent sur la mer. »

À côté de ces pages émues, on trouverait plus d’un passage écrit sur un ton plaisant et enjoué. Il ne faut pas avoir fait une longue