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prétentions littéraires chez ces trouvères du peuple, — l’expression les trahit fréquemment, et la syntaxe leur est inconnue ; en échange, beaucoup de couleur dans leur poésie, du sentiment, de la grâce, et plus encore de verve et de gaîté. Trueba cite à ce propos un de ses oncles, a le plus fameux de tous les chanteurs de Montellano, connu partout sous le surnom de Vasco, et si habile à composer des cantas, qu’il pouvait, disait-on, parler en vers des heures entières. Il fallait le voir, le brave homme, avec ses souliers à boucles, ses guêtres, sa culotte et sa veste noires, son gilet de tripe bleu, sa ceinture violette, son chapeau dont les ailes étaient relevées par derrière et abaissées par devant, et sa petite queue grise peignée avec grand soin ; il fallait le voir sous les noyers de Carral, au retour de l’assemblée de Beci, faisant éclater de rire avec ses cantas la foule joyeuse qui l’entourait ! »

Trueba est bien de la même race de chanteurs populaires ; aussi souple peut-être, mais moins exubérant, avec une note émue dans la voix et quelque chose d’attendri qui n’appartient qu’à lui seul. Outre que son inspiration part toujours des sentimens les plus nobles et les plus élevés, il semble naturellement porté vers la tristesse, et sa poésie, comme sa pensée, reflète partout une teinte de douce mélancolie. A peine au sortir de l’enfance, il se retirait à l’écart pour faire des vers ? dans le village, on s’en étonnait un peu. « Qui donc t’a appris à chanter ? lui demandait-on. — Personne, répondait-il ; je chante parce qu’il plaît à Dieu, je chante comme les oiseaux. » Parfois même on avait recours à son jeune talent ; mais laissons-le évoquer lui-même ces souvenirs.

« Sur le versant de l’une des montagnes qui entourent une vallée de Viscaye s’élèvent quatre maisonnettes, blanches comme autant de colombes, tout enfouies dans un petit bois de noyers et de châtaigniers, quatre maisonnettes qu’on aperçoit de loin lorsque l’automne a dépouillé les arbres de leurs feuilles. C’est là que j’ai passé les quinze premières années de ma vie.

« Dans le fond de la vallée est une église dont le clocher perce la voûte de feuillage et se dresse majestueusement au-dessus des noyers et des frênes, comme pour signifier que la voix de Dieu préside à la nature entière ; dans cette église, on dit deux messes le dimanche, l’une au point du jour, l’autre deux heures après.

« Jeunes gens, nous nous levions avec le chant des oiseaux et nous descendions dès l’aube à l’église, courant, sautant à travers les épais taillis ; nos parens se rendaient plus tard à la grand’messe ; pour moi, pendant leur absence, j’allais m’asseoir sous les cerisiers qui se trouvent en face de la maison paternelle : c’était mon endroit préféré parce que de là on découvre toute la vallée qui s’étend jusqu’à la mer. Bientôt quatre ou cinq jeunes filles, rouges comme les