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louer, surtout dans la manière dont certains chemins de fer sont mis en actions et administrés. On pourrait citer pour d’autres les mêmes faits que pour l’Erié. L’Atlantic and Great Western, organisé par un audacieux financier anglo-américain, a dévoré près de 90 millions de dollars pour une longueur totale construite qui ne dépasse pas 423 milles, ce qui met le coût moyen de la voie à 210,000 dollars par mille. Nul chemin de fer aux États-Unis n’a peut-être jamais atteint un tel chiffre, car si l’Erié a coûté 225,000 dollars par mille, au moins a-t-il son matériel roulant, tandis que l’Atlantic emprunte le sien à un taux onéreux de loyer à la compagnie du Rolling Stock. L’organisateur de ce railway, le tour joué, a tranquillement regagné le pays brumeux d’Albion, pendant que les actionnaires se morfondent, espérant toujours recevoir un dividende qui ne vient jamais.

C’est là le vice inhérent au système, seulement il ne faudrait pas se hâter de conclure de cas particuliers à un cas général. La liberté coudoie ici la licence ; mais la liberté est féconde. Avec un mode centralisé, autoritaire, comme celui qui existe ailleurs, avec le système d’exploitation des chemins de fer par l’état, comme on le pratique en Belgique, en Allemagne, sur quelques lignes d’Italie, ou par le moyen de grandes compagnies privilégiées comme en France, l’Amérique n’aurait pas certainement été dotée aussi promptement d’une longueur aussi considérable de railways. C’est miracle qu’en si peu d’années les Américains en aient construit autant. Ils doivent surtout cet essor à la liberté entière qui leur a été laissée, à la concurrence illimitée que les lignes ont pu se faire entre elles. Sans doute il y a des inconvéniens à cela et des faits graves à déplorer, nous venons d’en indiquer quelques-uns ; mais l’ensemble est satisfaisant, et ce pays, d’une superficie si grande, est partout vivifié aujourd’hui par la voie de fer. Il n’y a pas de territoire ou d’état qui ne soit visité par le rail. Dans le Colorado, le Nouveau-Mexique, dans l’Idaho et l’Orégon, on trouve des chemins de fer. Le territoire indien lui-même est traversé ou va l’être. Le ruban de fer fertilise tout ce qu’il touche, et c’est à lui principalement que l’Amérique du Nord est redevable de sa merveilleuse colonisation, qui a été si prompte et si décisive. Devant lui, les ravins se comblent, les montagnes s’abaissent, le désert se peuple, la terre se couvre de récoltes, les mines, les forêts livrent leurs trésors, tout se transforme et progresse, et le lointain far-west, qui depuis le temps de Cooper sollicitait l’imagination des Yankees, n’a plus de mystères ni de secrets.


L. SIMONIN.