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donnaient sur ce point aucune peine. Le général Dodge avait introduit une sorte de discipline militaire dans les chantiers, et les rails étaient mis sur les traverses et cloués au commandement par des escouades dressées à ce service. L’eau nécessaire aux besoins de la station était tirée de puits artésiens qu’on avait foncés près de la voie. Un moulin à vent, du type des moulins américains, aux ailettes légères et gracieuses, attachées à une tour svelte et non point massive et rustique comme celle des moulins hollandais, faisait mouvoir la pompe à élever l’eau. La station comprenait déjà un buffet, un hôtel que dirigeait le traitant canadien Pallardie, de sang français, interprète auprès des Indiens Sioux. Julesburg était le point de départ de la diligence transcontinentale qui s’en allait en douze jours dans le Colorado, le pays des mormons, le Nevada, la Californie. La voiture était loin d’être confortable, et les routes loin d’être bonnes et sûres ; mais si grand est le besoin de locomotion des Américains, que le coche ne manquait jamais de monde malgré les fatigues et les dangers du voyage à travers un pays entièrement désert, privé d’eau et peuplé seulement de tribus sauvages et hostiles.

Quelques semaines après notre passage dans cette curieuse cité, nous retournions du Colorado pour accompagner au fort Laramie la commission de paix venue de Washington, et qui allait traiter avec les Indiens du nord après avoir satisfait ceux du sud. Nous la rejoignîmes à Chayennes, au fond des prairies, au pied des Montagnes-Rocheuses. Pendant ce temps, le chemin de fer du Pacifique avait atteint la même localité, et nous y retrouvâmes les ouvriers et une partie des chercheurs d’aventures que nous avions laissés à Julesburg un mois auparavant. La distance entre les deux stations est de 140 milles. Julesburg, hier si vivant, était maintenant détrôné par une autre ville qui avait même précédé la voie de fer, et, marchant en avant, était allée l’attendre et s’installer résolument, station embryonnaire, avant que le rail fût placé. Cette étonnante ville de Chayennes, « la cité magique, » comme on l’appela bientôt, et que nous avons vue dans son plus grand éclat, a eu un sort plus heureux que son aînée, car elle vit toujours, et elle est même devenue une des principales étapes du chemin de fer du Pacifique. Peuplée aujourd’hui de plusieurs milliers d’habitans stables, elle est en relations quotidiennes d’affaires avec le Colorado et l’Utah d’un côté, les forts militaires de l’autre : c’est comme un entrepôt central de marchandises pour tout l’extrême ouest. A partir de ce point, la difficulté des travaux a véritablement commencé pour la voie ferrée ; il a fallu longtemps chercher à travers les Montagnes-Rocheuses le col le plus bas, et l’on a franchi la ligne de faîte pour ainsi dire sans tunnel à la cote de 2,500 mètres, la plus élevée qu’aucun chemin de fer ait encore atteinte.