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des plumes et des épées de fantaisie. Ce ne sont plus des chevaliers, ce sont des cavaliers. Les hommes de guerre ont quitté leurs armures, leurs casques ; ce sont des hommes de cour et de salons en pourpoints déboutonnés, en chemises flottantes, en chausses de soie, en culottes demi-ajustées, en souliers de satin à talon, toutes modes et toutes habitudes qui étaient les siennes et qu’il était appelé mieux que personne à reproduire en leur parfait idéal mondain. A sa manière, dans son genre, par l’unique conformité de sa nature avec l’esprit, les besoins et les élégances de son époque, il est dans l’art de peindre des contemporains l’égal de qui que ce soit. Son Charles Ier, par le sens profond du modèle et du sujet, la familiarité du style et sa noblesse, la beauté de toutes choses en cette œuvre exquise, dessin physionomique, coloris, valeurs inouïes de rareté et de justesse, qualité du travail, — le Charles Ier, dis-je, pour ne prendre en son œuvre qu’un exemple bien connu en France, supporte les plus hautes comparaisons. Son triple portrait de Turin est de même ordre et de même signification. Sous ce rapport, il a fait plus que qui que ce soit après Rubens : il a complété Rubens en ajoutant à son œuvre des portraits absolument dignes de lui, meilleurs que les siens. Il a créé dans son pays un art original, et conséquemment il a sa part dans la création d’un art nouveau. Ailleurs il a fait plus encore, il a engendré toute une école étrangère, l’école anglaise. Reynolds, Lawrence, Gainsborough, j’y ajouterais presque tous les peintres de genre fidèles à la tradition anglaise et les plus forts paysagistes, sont issus directement de Yan-Dyck, et indirectement de Rubens par Van-Dyck. Ce sont là des titres considérables. Aussi la postérité, toujours très juste en ses instincts, fait-elle à Van-Dyck une place à part entre les hommes de premier ordre et les hommes de second. On n’a jamais bien déterminé le rang de préséance qu’il convient de lui attribuer dans le défilé des grands hommes, et depuis sa mort, comme pendant sa vie, il semble avoir conservé le privilège d’être placé près des trônes et d’y faire bonne figure. Et cependant, j’en reviens à mon dire, génie personnel, grâce personnelle, talent personnel, tout cela pâlirait beaucoup, si l’on supposait absente la lumière solaire d’où lui viennent tant de beaux reflets. On chercherait qui lui a appris ces manières nouvelles, enseigné ce libre langage qui n’a plus rien du langage ancien. On verrait en lui des lueurs venues d’ailleurs, qui ne sortent pas de son génie, et finalement on soupçonnerait qu’il doit Y avoir eu quelque part, non loin de lui, un grand astre disparu. On n’appellerait plus Van-Dyck fils de Rubens ; on ajouterait à son nom : maître inconnu, et le mystère de sa naissance mériterait d’occuper les historiographes.


EUGENE FROMENTIN.