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Sa vie est presque révolue, on peut la clore et la mesurer : il semblerait qu’il en prévoyait la fin le jour où il se glorifia lui-même avec tous les siens. Il avait aussi, lui, élevé et à peu près terminé son monument : il pouvait se le dire avec autant d’assurance que bien d’autres et sans nul orgueil. Que lui restait-il à vivre ? Cinq ou six ans au plus. Le voilà heureux, paisible, rentré à Anvers, un peu rebuté par la politique, retiré des ambassades, plus à lui que jamais. Qu’a-t-il fait depuis qu’il est au monde ? A-t-il bien usé de la vie ? a-t-il bien mérité de son pays, de son temps, de lui-même ? Il avait des facultés uniques : comment s’en est-il servi ? La destinée l’a comblé ; a-t-il jamais manqué à sa destinée ? Dans cette grande vie, si nette, si claire, si brillante, si aventureuse et cependant si limpide, si correcte en ses plus étonnantes péripéties, si fastueuse et si simple, si troublante et si exempte de petitesses, si partagée et si féconde, découvrez-vous une tache qui cause un regret ? Il fut heureux ; fut-il ingrat ? Il eut ses épreuves ; fut-il jamais amer ? Il aima beaucoup et vivement ; fut-il oublieux ?

Il naît à Spiegen, en exil, au seuil d’une prison, d’une mère admirablement droite et généreuse, d’un père instruit, un savant docteur, mais de cœur léger, de conscience assez faible et de caractère sans grande consistance. A quatorze ans, on le voit dans les pages d’une princesse, à dix-sept dans les ateliers ; à vingt ans, il est déjà mûr et maître. A vingt-neuf, il revient d’un voyage d’études, comme d’une victoire remportée à l’étranger, comme d’une conquête, on pourrait dire, et il rentre chez lui comme on triomphe. On lui demande à voir ses études, et, pour ainsi dire, il n’a rien à montrer que des œuvres. Il laissait derrière lui des tableaux étranges, aussitôt compris et goûtés. Il avait pris possession de l’Italie au nom de la Flandre ; il y avait, de ville en ville, planté les marques de son passage ; il avait fondé chemin faisant sa renommée, celle de son pays et quelque chose de plus encore, un art inconnu de l’Italie. Il en rapportait pour trophée des marbres, des gravures, des tableaux, de belles œuvres des meilleurs maîtres, et par-dessus tout un art national, un art nouveau, le plus vaste comme surface, le plus extraordinaire en ressources de tous les arts connus.

A mesure que son nom grandit, rayonne, que son talent s’ébruite, sa personnalité semble s’élargir, son cerveau se dilate, ses facultés se multiplient avec ce qu’on lui demande et ce qu’il leur demande. Fut-il un fin politique ? Sa politique me paraît être d’avoir nettement, fidèlement et noblement compris et transmis les désirs ou les volontés de ses maîtres, d’avoir plu par sa grande mine, charmé beaucoup de gens par son esprit, sa culture, sa conversation, son caractère, d’en avoir séduit plus encore par l’infatigable présence d’esprit de son génie de peintre. En ceci, je crois que l’artiste aidait