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de tendresse et d’honnêteté sa belle et laborieuse carrière. Il la leur donna aussi pleinement, aussi magistralement qu’on pouvait l’attendre de sa main affectueuse, de son génie en sa toute-puissance. Il y mit sa science, sa piété, des soins plus rares. Il fit de l’œuvre ce que vous savez, une merveille infiniment touchante comme œuvre de fils, de père et d’époux, à tout jamais admirable comme œuvre d’art.

Vous la décrirai-je ? C’est inutile. L’arrangement est de ceux qu’une note de catalogue suffit à faire connaître. Vous dirai-je ses qualités particulières ? Ce sont toutes les qualités du peintre en leur acception familière, sous leur forme la plus précieuse. Elles ne donnent de lui ni une idée nouvelle, ni une idée plus haute, mais une idée plus fine et plus exquise. C’est le Rubens que l’on connaît, j’entends le Rubens des meilleurs jours, avec plus de naturel, de précision, de caprice, de richesse sans coloris, de puissance sans effort, avec un œil plus tendre, une main plus caressante, un travail plus amoureux, plus intime et plus profond. Si j’employais les mots du métier, je gâterais la plupart de ces choses subtiles qu’il convient de rendre avec la pure langue des idées pour leur conserver leur caractère et leur prix. Autant il m’en a peu coûté pour étudier le praticien à propos d’un tableau de pratique comme la Pêche miraculeuse de Malines, autant il est bon d’alléger sa manière de dire et de l’épurer quand la conception de Rubens s’élève comme dans la Communion de saint François d’Assise, ou bien lorsque sa manière de peindre se pénètre à la fois d’esprit, de sensibilité, d’ardeur, de conscience, d’affection pour ceux qu’il peint, d’attachement pour ce qu’il fait, d’idéal en un mot, comme dans le Saint George. Rubens a-t-il jamais été plus parfait ? Je ne le crois pas. A-t-il été aussi parfait ? Je ne l’ai constaté nulle part. Il y a dans la vie des grands artistes de ces œuvres prédestinées, souvent pas les plus vastes, pas toujours les plus savantes, quelquefois les plus humbles à leur point de départ, qui, par une conjonction fortuite de toutes les forces et de tous les dons de l’homme et de l’artiste, ont exprimé, comme à leur insu, la plus pure essence de leur génie. Le Saint George est de ce nombre.

D’ailleurs ce tableau marque, sinon la fin, au moins les dernières belles années de la vie de Rubens, et, par une sorte de coquetterie grandiose qui ne messied pas dans les choses de l’esprit, il avertit que cette magnifique organisation n’a connu ni fatigue, ni relâchement, ni déclin. Trente-cinq ans au moins se sont écoulés entre la Trinité du musée d’Anvers et le Saint George. Lequel est le plus jeune de ces deux tableaux ? A quel moment avait-il le plus de flamme, un plus vif amour pour toutes choses, plus de souplesse en tous les organes de son génie ?