indiscret qu’aucun autre. C’est le témoignage indubitable de l’état moral du peintre au moment où il tenait la brosse. Ce qu’il a voulu faire, il l’a fait ; ce qu’il n’a voulu que faiblement, on le voit à ses indécisions ; ce qu’il n’a pas voulu, à plus forte raison est absent de son œuvre, quoi qu’il en dise et quoi qu’on en dise. Une distraction, un oubli, la sensation plus tiède, la vue moins profonde, une application moindre, un amour moins vif de ce qu’il étudie, l’ennui de peindre et la passion de peindre, toutes les nuances de sa nature et jusqu’aux intermittences de sa sensibilité, tout cela se manifeste dans les ouvrages du peintre aussi nettement que s’il nous en faisait la confidence. On peut dire avec certitude quelle est la tenue d’un portraitiste scrupuleux devant ses modèles, et de même on peut se représenter celle de Rubens devant les siens.
Quand on regarde à quelques pas les portraits dont je parle, le portrait du duc d’Albe par Antoine More, on est certain que, tout grand seigneur et tout habitué qu’il fût à peindre des grands seigneurs, Antoine More était fort sérieux, fort attentif et pas mal ému au moment où il s’assit devant ce tragique personnage, sec, anguleux, étranglé dans son armure sombre, articulé comme un automate, et dont le petit œil de côté regarde de haut en bas, froid, dur et noir comme si jamais la lumière du ciel n’en avait attendri l’émail.
Tout au contraire le jour où Rubens peignit, pour leur complaire, le seigneur Charles de Cordes et sa femme Jacqueline de Cordes, il était, n’en doutez pas, de bonne humeur, mais distrait par autre chose, sûr de son fait et pressé comme il l’était toujours. C’était en 1618, l’année de la Pêche miraculeuse, il avait quarante et un ans ; il était dans la plénitude de son talent, de sa gloire, de ses succès. Il allait vite en tout ce qu’il faisait. La Pêche miraculeuse lui avait coûté très exactement dix jours de travail. Les deux jeunes mariés s’étaient épousés le 30 octobre 1617 : il était entendu que le portrait du mari devait plaire à la femme, celui de la femme au mari. Vous voyez dans quelles conditions se fit ce travail ; vous imaginez le temps qu’il y mit, et le résultat fut une peinture expéditive, brillante, une ressemblance aimable, une œuvre éphémère.
Beaucoup, je dirai la plupart des portraits de Rubens en sont là. Voyez au Louvre celui du baron de Vicq (no 458 du catalogue), de même style, de même qualité, à peu près de la même époque que le portrait du seigneur de Cordes dont je parle ; voyez également celui d’Elisabeth de France et celui d’une dame de la famille Boonen (no 461 du catalogue) : autant d’œuvres agréables, brillantes, légères, alertes, aussitôt oubliées qu’aperçues. Regardez au contraire le portrait-esquisse de sa seconde femme Hélène avec ses deux enfans, cette ébauche admirable, ce rêve à peine indiqué, laissé là soit par hasard, soit avec intention ; et, pour peu que vous passiez