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plus personnels, des caractères plus précis, des individus et des types. Ces types, il les acceptait plus qu’il ne les choisissait. Il les prenait tels qu’ils existaient autour de lui, dans la société de son temps, à tous les rangs, dans toutes les classes, au besoin dans toutes les races, — princes, hommes d’épée, hommes d’église, moines, gens de métier, forgerons, bateliers, surtout les hommes de durs labeurs. Il y avait là, dans sa propre ville, sur les quais de l’Escaut, de quoi fournir à tous les besoins de ses grandes pages évangéliques. Il avait le sentiment vif du rapport de ces personnages, incessamment offerts par la vie même, avec les convenances de son sujet. Quand, ce qui arrivait souvent, l’adaptation n’était pas très rigoureuse, et que le bon sens criait un peu et le goût aussi, l’amour des particularités l’emportait sur les convenances, le goût et le bon sens. Il ne se refusait jamais une bizarrerie, qui dans ses mains devenait un trait d’esprit, quelquefois une audace heureuse. C’était même par ses inconséquences qu’il triomphait des sujets les plus antipathiques à sa nature. Il y mettait la sincérité, la bonne humeur, le sans-gêne extraordinaire de ses libres saillies ; l’œuvre presque toujours était sauvée par un admirable morceau d’imitation presque textuelle.

Sous ce rapport, il inventait peu, lui qui d’ailleurs était un si grand inventeur. Il regardait, se renseignait, copiait ou traduisait de mémoire avec une fidélité de souvenir qui vaut la reproduction directe. Il assistait au spectacle de la vie des cours, de la vie des basiliques, des monastères, des rues, du fleuve. Tout cela s’imprimait dans ce cerveau sensible, exact, fidèle, avec sa physionomie la plus reconnaissable, son accent le plus âpre, sa couleur la plus saillante ; de sorte qu’en dehors de cette image réfléchie des choses il n’imaginait guère que le cadre, la donnée générale, la mise en scène. Ses œuvres sont pour ainsi dire un théâtre dont il règle l’ordonnance, pose le décor, crée les rôles, et dont la vie fournit les acteurs. Autant il est imprévu, original, affirmatif, résolu, puissant, lorsqu’il exécute un portrait, soit d’après nature, soit d’après le souvenir immédiat du modèle, autant la galerie de ses personnages imaginaires est pauvrement inspirée. Tout homme, toute femme qui n’a pas vécu devant lui, à qui il ne parvient pas à donner les traits essentiels de la vie naturelle, sont d’avance des figures manquées. Voilà pourquoi ses personnages évangéliques sont plus humanisés qu’on ne le voudrait, ses personnages héroïques au-dessous de leur rôle fabuleux, ses personnages mythologiques quelque chose qui n’existe ni dans la réalité, ni dans le rêve, un perpétuel contre-sens par l’action des muscles, le lustre des chairs et l’évanouissement total des visages. Il est clair que l’humanité l’enchante, que les dogmes chrétiens le troublent