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des âmes par le jeu des physionomies, cet observateur si prompt, si exact, cet esprit si clair, que l’idéal des formes humaines n’a pas un seul moment distrait de ses études sur l’extérieur des choses, ce peintre du pittoresque, des accidens, des particularités, des saillies individuelles, enfin ce maître, universel entre tous, avait-il bien toutes les aptitudes qu’on lui suppose et notamment cette faculté spéciale de représenter la personne humaine en son intime ressemblance ? Les portraits de Rubens sont-ils ressemblans ? Je ne crois pas qu’on ait jamais dit ni oui ni non. On s’est borné à reconnaître l’universalité de ses dons, et, parce qu’il a plus que personne employé le portrait comme élément naturel dans ses tableaux, on a conclu qu’un homme qui excellait en toute circonstance à peindre l’être vivant, agissant et pensant, devait à plus forte raison le peindre excellemment dans un portrait. La question a bien son prix. Elle touche à l’un des phénomènes les plus singuliers de cette nature multiple ; par conséquent elle offre une occasion d’étudier de plus près l’organisme même de son génie.

Si l’on ajoutait à tous les portraits qu’il a peints isolément pour satisfaire au désir de ses contemporains, rois, princes, grands seigneurs, docteurs, abbés, prieurs, le nombre incalculable des personnages vivans dont il a reproduit les traits dans ses tableaux, on pourrait dire que Rubens a passé sa vie à faire des portraits. Ses meilleurs ouvrages sans contredit sont ceux où il accorde la part la plus large à la vie réelle : témoin son admirable tableau de Saint George, de Saint-Jacques d’Anvers, qui n’est pas autre chose qu’un ex-voto de famille, c’est-à-dire le plus magnifique et le plus curieux document que jamais peintre ait laissé sur ses affections domestiques. Je ne parle pas de son portrait, qu’il prodiguait, ni de celui de ses deux femmes, dont il a fait comme on le sait un si continuel et si indiscret usage.

Se servir de la nature à tout propos, prendre des individus dans la vie réelle et les introduire dans ses fictions, c’était chez Rubens une habitude parce que c’était un des besoins, faiblesse autant que puissance de son esprit. La nature était son grand et inépuisable répertoire. Qu’y cherchait-il à vrai dire ? Des sujets ? Non ; ses sujets, il les empruntait à l’histoire, aux légendes, à l’Évangile, à la fable, et toujours plus ou moins à sa fantaisie. Des attitudes, des gestes, des expressions de visage ? Pas davantage ; ces choses-là sortaient naturellement de lui-même et dérivaient, par la logique d’un sujet bien conçu, des nécessités de l’action presque toujours dramatique qu’il avait à rendre. Ce qu’il demandait à la nature, c’était ce que son imagination ne lui fournissait plus qu’imparfaitement lorsqu’il s’agissait de constituer de toute pièce une personne vivante de la tête aux pieds, vivante autant qu’il l’exigeait, je veux dire des traits