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Nature, caractère, facultés natives, leçons anciennes, leçons récentes, tout se prêtait à un dédoublement. La tâche elle-même exigeait qu’il fit deux parts de ses plus beaux dons. Il sentit l’à-propos, le saisit, traita chacun des sujets conformément à leur esprit, et donna de lui-même deux idées contraires et deux idées justes : ici, le plus magnifique exemple que nous ayons de sa sagesse, et là un des plus étonnans aperçus de sa verve et de ses ardeurs. Ajoutez à l’inspiration personnelle du peintre une influence italienne très marquée, et vous vous expliquerez mieux encore le prix extraordinaire que la postérité attache à des pages qui peuvent être considérées comme ses œuvres de maîtrise et qui furent, pour ainsi dire, le premier acte public de sa vie de chef d’école. Je vous dirai comment se manifeste cette influence, à quels caractères on la reconnaît. Il me suffit tout d’abord de remarquer qu’elle existe, afin que la physionomie du talent de Rubens ne perde aucun de ses traits, au moment précis où nous l’examinons. Ce n’est pas qu’il soit positivement gêné dans des formules canoniques, où d’autres que lui se trouvèrent emprisonnés. Dieu sait au contraire avec quelle aisance il s’y meut, avec quelle liberté il en use, avec quel tact il les déguise ou les avoue, suivant qu’il lui plaît de laisser voir ou l’homme instruit, ou le novateur. Cependant, quoi qu’il fasse, on sent le romaniste qui vient de passer des années en terre classique, qui arrive et n’a pas encore changé d’atmosphère. Il lui reste je ne sais quoi qui rappelle le voyage, comme une odeur étrangère dans ses habits. C’est certainement à cette bonne odeur italienne que la Descente de croix doit l’extrême faveur dont elle jouit. Il y a là en effet, pour ceux qui voudraient que Rubens fût un peu comme il est, mais beaucoup aussi comme ils le rêvent, il y a, dis-je, un sérieux dans la jeunesse, une fleur de maturité candide et studieuse qui va disparaître et qui est unique.

La composition n’est plus à décrire. Vous n’en citeriez pas de plus populaire comme œuvre d’art et comme page de style religieux. Il n’est personne qui n’ait présens à l’esprit l’ordonnance et l’effet du tableau, sa grande lumière centrale plaquée sur des fonds obscurs, ses taches grandioses, ses compartimens distincts et massifs. On sait que Rubens en a pris l’idée première à l’Italie, et qu’il n’a fait aucun effort pour le cacher. La scène est forte et grave. Elle agit de loin, marque puissamment sur une muraille : elle est sérieuse et rend sérieux. Quand on se souvient des tueries dont l’œuvre de Rubens est ensanglanté, des massacres, des bourreaux qui martyrisent, tenaillent et font hurler, on s’aperçoit qu’ici c’est un noble supplice. Tout y est contenu, concis, laconique comme dans une page du texte sacré.

Ni gesticulations, ni cris, ni horreurs, ni trop de larmes. C’est à