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aiguilles d’or de son cadran, elles prend des proportions démesurées. Lorsque le ciel est tourmenté comme aujourd’hui, le ciel ajoute à la grandeur des lignes toutes les bizarreries de ses caprices. Alors imaginez l’invention d’un Piranèse gothique, outrée par la fantaisie du nord, follement éclairée par un jour d’orage et se découpant en taches déréglées sur le grand décor d’un ciel tout noir ou tout blanc, chargé de tempêtes. On ne combinerait pas de mise en scène préliminaire ! plus originale et ; plus frappante. Aussi on a beau venir de Malines et de Bruxelles, avoir vu les Mages et le Calvaire, s’être fait de Rubens une idée exacte, une idée mesurée, et même avoir pris avec lui des familiarités d’examen qui, vous mettent à l’aise, — on n’entre pas à Notre-Dame comme on entrerait dans un musée.

Il est trois heure ; la haute horloge vient de les sonner. L’église est déserte. A peine un sacristain, fait-il un peu de bruit dans les nefs tranquilles, nettes et claires, telles que Peter-Neefs les a reproduites, avec un inimitable sentiment de leur solitude et de leur grandeur. Il pleut et le jour est très changeant. Des lueurs et puis des ténèbres se succèdent, sur les deux triptyques appliqués, sans nul apparat, dans leur mince encadrement de bois brun, contre les froides et lisses murailles des transepts, et cette fière peinture ne parait que plus résistante au milieu des lumières criantes et des obscurités qui se la disputent. Des copistes allemands ont établi leurs chevalets devant la Descente de croix ; il n’y a personne devant la Mise en croix.

Ce simple fait exprime assez bien quelle est l’opinion du monde sur ces deux ouvrages. Ils sont fort admirés, presque sans réserve, et le fait est rare à propos de Rubens ; mais les admirations se partagent. La grande renommée a fait choix de la Descente de croix. La Mise en croix a le don de toucher davantage les amis passionnés ou plus convaincus de Rubens. Rien en effet ne se ressemble moins que ces deux œuvres conçues au même moment, inspirées par le même effort de l’esprit, et qui cependant portent si clairement la marque de deux tendances. La Descente de croix est de 1612, la Mise en croix de 1610. J’insiste sur la date, car elle importe : Rubens rentrait à Anvers et c’est pour ainsi dire au débarquer qu’il les peignit. Son éducation était finie. À ce moment, il avait même un excès d’études un peu lourd pour lui, dont il allait se servir ouvertement, une fois par hasard, une fois pour toutes, mais dont il devait se débarrasser presque aussitôt. De tous les maîtres italiens qu’il avait consultés, chacun, bien entendu, le conseillait dans un sens assez exclusif. Les maîtres agités l’autorisaient à beaucoup oser ; les maîtres sévères lui recommandaient de se beaucoup retenir.