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le mépris du travail productif. Ce mépris était poussé si loin dans les colonies, que non-seulement les métiers manuels, mais des professions d’un rang élevé, comme celle de médecin, étaient considérées comme serviles.

De pareilles idées sont l’âme du régime qui consiste à coloniser sans honorer le travail ou le favoriser, à laisser le commerce libre, mais l’industrie sans protection. Où est l’explication d’un tel état de choses ? Elle est certainement dans l’indifférence des créoles, décidés à ne vivre que de professions et de fonctions bien rétribuées et se souciant peu des bienfaits éloignés d’une industrie largement développée. Ce sont eux qui font les lois, et de ces lois sortent ces théories qui ne sont ni le libre échange comme en Europe, ni la protection raisonnée et implacable comme aux États-Unis, où cette doctrine vigoureusement appliquée a produit des maux passagers pour un profit durable. Dans les états où les matières premières existent en abondance et se produisent sans travail, et qui veulent consommer des produits manufacturés comme dans les pays les plus civilisés et les plus industrieux, une seule doctrine est admissible, c’est celle qui produira l’acclimatation du travail et de l’industrie, et le moyen qu’il faudra employer, quoi qu’il en puisse coûter à ceux qui veulent se payer de mots, c’est la protection quand même poussée jusqu’à la prohibition, et non pas ce système bâtard qui frappe purement et simplement d’un droit de 30 pour 100 tous les objets de première nécessité, sans s’arrêter à considérer si les moins frappés sont ceux que l’industrie locale pourrait produire et les plus chargés ceux qui n’appartiennent pas à sa production. Ce système arrive uniquement à développer outre mesure le commerce et à supprimer le travail producteur, à détruire l’arbre à fruit pour nourrir le parasite. L’Amérique espagnole n’a jamais procédé autrement ; il ne faut pas chercher ailleurs la raison de l’infériorité où elle vit en face de l’Amérique saxonne, infériorité qui cessera le jour où les lois s’occuperont de corriger ce vice héréditaire, où ton reconnaîtra que l’ère des peuples pasteurs et contemplatifs est passée, et que l’industrie pastorale, pratiquée à l’exclusion de toute autre, replongerait par l’oisiveté dans la barbarie cette société platéenne, qui se pique avec raison d’être la plus raffinée du continent américain.


EMILE DAIREAUX.