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sang ait fini de s’écouler, le fil du couteau a déjà commencé à pratiquer une ouverture dans toute la longueur du cou et du ventre pour détacher le cuir par en haut ; la chair s’agite encore que l’animal est ouvert, les intestins extraits et jetés, et le cadavre retourné sur le côté droit pour achever l’écorchement ; le boucher laisse le cuir étendu sur le sol, partage la viande par de grandes entailles régulières sans la détacher du squelette, puis il passe à un autre animal. Celui qu’il quitte est repris par les cuarteros, qui à coups de hache séparent les membres, et ensuite les enlèvent, pendant que les manteros relèvent la viande tailladée et la portent à une table où les charqueadores la découpent par longues tranches de manière que chacune ait un pouce et demi d’épaisseur à l’état frais, qui se réduira à un pouce après dessiccation ; les bas morceaux, les os inutilisés et les cuirs seront relevés pour être portés dans d’autres hangars, où ils seront élaborés. Tous ces travaux se font au milieu d’une agitation indescriptible ; ce n’est pas le bruit du travail plein de parole humaine dont parle le poète, c’est une autre rumeur, une agitation préoccupée et silencieuse, attentive à la besogne et aussi au danger que peut produire un moment d’oubli.

De temps à autre en effet, des incidens souvent burlesques, quelquefois terribles, viennent interrompre l’horrible labeur de ces hommes. La porte du brette mal fermée peut laisser échapper quelque animal furieux, mal frappé, ayant assez de forces pour se dégager du lasso, et dont le premier mouvement a suffi pour mettre en fuite tous ceux qui pourraient lui opposer une résistance. Les uns glissent sur les caillots et se culbutent, un autre tombé dans le réservoir au sang ou dans la fosse à saumure, celui-ci s’étale tout rouge sur un monceau de viande molle, cet autre disparaît dans une montagne de sel, l’épouvante est partout, et l’auteur de cette déroute en prend sa grosse part. L’effet de son premier bond est à peine produit que sa position devient des plus difficiles malgré la disparition de ses adversaires ; sur ces dalles fangeuses et glissantes, ce sont des faux pas et des chutes d’où il se relève plus épouvanté ; il est rare qu’il lui reste assez de forces pour prendre du champ et se jeter dans la plaine. Le plus souvent il tombe frappé d’un coup de lance avant de pouvoir tenter ce suprême effort ; s’il trouve une issue, quelques hommes à cheval armés du lasso s’élancent à la poursuite du fugitif, et ne tardent pas à s’en emparer.

Le travail continue. Tout ce qui touche aux soins à donner à la viande est le plus pressé ; au milieu des chaleurs excessives de l’été, seule saison de ces travaux, quelques heures suffiraient pour perdre des milliers de quintaux de viande fraîche. Découpée par les charqueadores, elle est fichée à des crochets en plein air pour y