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palpitante, presque vivante, peut-être sensible ; chacun taille son morceau dans le cuir et la chair avec une dextérité et une insouciance rares, et le place ainsi sur une braise d’os rougis, où la viande cuira doucement en conservant tout son jus dans son enveloppe naturelle ; c’est là un mets justement apprécié, la partie de l’animal entre cuir et chair a surtout une saveur spéciale[1]. L’usage en était autrefois très répandu ; tout étranger qui se présentait dans une estancia y était fêté par un asado con cuero, on sacrifiait une génisse à son intention ; mais le prix élevé des cuirs fait perdre peu à peu cet usage coûteux, et le veau gras tend à devenir dans la pampa, comme partout ailleurs, une figure de rhétorique.

Le troupeau a passé la nuit dans le corral ; au point du jour, l’abatage doit commencer. On lusse au mât un drapeau qui indique au voisinage qu’il y a du travail. Le grand corral est mis en communication avec une série d’autres plus petits où ne peuvent pénétrer que quelques animaux à la fois ; enfin une poterne à guillotine s’ouvre et donne passage à dix animaux seulement ; c’est l’antichambre de la mort. Cette enceinte fort petite, fermée comme les parcs voisins de pieux de bois dur serrés les uns contre les autres, de forme ovale, s’appelle le brette ; une porte à guillotine Y donne entrée, les animaux que l’on y pousse y trouvent un sol dallé, rendu glissant à dessein et où à peine ils peuvent se tenir debout. À l’entour règne une sorte de plain-pied circulaire où, le lasso à la main, se tient un gaucho généralement vêtu du costume traditionnel ; c’est le desnucador, dont le nom imagé indique la fonction. Il jette le lasso sur la victime choisie dans ce groupe affolé ; à peine est-elle prise que le lasso, dont la courroie prolongée passe dans une poulie et vient aboutir à la selle d’un cheval ou à un joug de bœufs, se tend et amène pour ainsi dire mécaniquement le bœuf, la nuque tendue, sous une autre poterne. Le desnucador est venu pendant ce temps se placer au-dessus, et d’un seul coup de couteau frappé entre deux vertèbres, immobilise l’animal et le fait tomber

  1. Macaulay raconte qu’en 1689 en Irlande, lors du soulèvement des paysans qui suivit la révolution, la campagne était pillée par des bandes armées d’insurgés catholiques qui détruisaient les troupeaux, comme on le fit au XVIIIe siècle dans la pampa. « Il n’était pas rare, dit-il, de voir des bandes affamées se jeter sur les troupeaux pour en dévorer, sans pain ni sel, la viande, que ces esclaves affranchis avaient toujours considérée comme la nourriture du riche. Souvent, manquant de marmites, ils faisaient cuire le bœuf dans sa propre peau, découpant des beefsteaks sur l’animal encore en vie et suspendant la viande saignante sur des charbons. » Il est probable que la même cause a dans l’origine donné aux habitans de la pampa l’idée de ce mets spécial, et que cet usage, devenu depuis un luxe, n’était à l’origine qu’un signe de sauvagerie.