Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 13.djvu/333

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

faire ta fortune. Combien peux-tu écorcher de bœufs et m’apporter de cuirs chaque nuit ? — Dix ou quinze, répondit le paysan. — Très bien, je te les paie vingt piastres papier[1] chacun ; tu peux en gagner deux cents toutes les nuits. Va, travaille, et en peu de temps tu seras riche, je te paierai au comptant ; mais aie bien soin de venir seulement après minuit. Tu jetteras les cuirs par-dessus le mur dans ma cour, tu frapperas doucement à la porte, tu entreras, nous compterons, tu recevras ton argent, et de même chaque nuit. » Le paysan, bien instruit, promit ses cuirs pour le soir même. La nuit venue, il apporta vingt cuirs, de même pendant deux semaines sans y manquer ; il touchait sa paie et revenait la nuit suivante. Comme cela se passait au milieu de l’hiver, les cuirs séchaient lentement, notre commerçant en comptait plus de 300 réunis, payés à 20 piastres ; il savourait d’avance la double perspective d’un bénéfice considérable et de la gloire qui en rejaillirait sur son intelligence commerciale. D’autres aussi faisaient ce commerce, mais personne n’avait découvert un homme aussi travailleur, aussi constant et aussi discret. Un matin cependant, le contre-maître chargé de faire sécher les cuirs vint aviser le négociant qu’il s’en trouvait un de la marque de son estancia ; il n’y fit pas attention, supposant que c’était le cuir d’un bœuf égaré. Le jour suivant vint à souffler un vent sec du sud, et les cuirs séchèrent rapidement. Le contremaître découvrit alors qu’il y en avait plusieurs ; il en avertit le négociant. Celui-ci effrayé vint lui-même faire une inspection minutieuse qui se termina par des imprécations : tous les cuirs sans exception étaient de sa marque. Fou de colère, il attend de pied ferme la venue nocturne du gaucho trop travailleur, décidé à lui faire un mauvais parti. La nuit arrive, et avec elle le gaucho indolent, demi-couché sur son cheval plus chargé que jamais de cuirs frais sanguinolens pendant jusqu’à terre de chaque côté de la monture. Le commerçant lui laisse déposer son fardeau, et, contenant mal sa fureur : « Qu’est-ce que je t’ai proposé l’autre jour, canaille ? dit-il, de m’apporter des cuirs et que je te les paierais vingt piastres au comptant ? — Eh ! ce ne sont pas des cuirs que je vous ai apportés ? — Si, brigand, mais ils sont de ma marque. — Eh alors ! patroncito, dans quel troupeau devais-je prendre ? — Oui, va, fais la bête ! — Ma foi, patroncito, j’y suis maintenant, mais j’étais loin de penser que vous m’envoyiez tuer les bœufs d’autrui. Comme je n’ai jamais volé personne, je n’y ai pas vu malice ; j’ai supposé que vous me faisiez travailler de nuit pour ne pas déranger tout le troupeau ; du reste je n’ai rien à voir dans tout cela, payez-moi mon travail,

  1. Il s’agit ici de la piastre de la province de Buenos-Ayres, qui vaut 22 centimes.