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porte au cou ; si les chevaux sont peu habitués à la madrina, on les entrave tous de la même manière. Le troupeau pendant ce temps a pâturé, la nuit est venue, on le ramasse alors, et des hommes de garde à tour de rôle galopent autour sans discontinuer. La première nuit est forcément très inquiète : hommes et chevaux sont trop disposés à dormir, les bœufs au contraire ne pensent qu’à se lever, à mugir ou à s’échapper, et le capataz, sur qui pèse la responsabilité, n’a pas le droit de se reposer un seul instant. Comment dépeindre les nuits d’orage où le vent souffle soulevant un épais nuage de poussière suivi bientôt des éclairs, de ce tonnerre sans fin de la pampa et d’une pluie torrentielle ? Le troupeau fuit alors sous le vent, comme un navire qui lâche ses voiles et se laisse porter hors de sa route, mais loin du danger ; il faut le suivre alors jusqu’à ce que, s’arrêtant de lui-même et groupé en masse compacte, le dos au vent, il prenne le parti d’essuyer la bourrasque, immobile et la tête baissée.

Au matin, on reprend la marche, qui se continuera ainsi pendant plusieurs jours à raison de 6 ou 8 lieues par jour. Quelquefois le saladero est éloigné de 80 ou 100 lieues du point de départ. Avant d’arriver au but du voyage, il faut passer à la tablada, sorte de bureau d’octroi spécial où, les animaux destinés à l’abatage doivent être révisés par l’autorité. Ces tabladas sont les vrais postes de défense de la propriété pastorale. Ceux qui gouvernent sont tous plus ou moins intéressés à la protéger, il en résulte une minutie et une rigueur peu communes dans l’application des règlemens ; mais il faut bien dire que la loi, malgré ses sévérités, a difficilement raison des mille ennemis de la propriété rurale. Le vol des animaux sur pied et des cuirs est favorisé par l’étendue des juridictions de campagne, par la complaisance des autorités subalternes et surtout par les émigrations d’animaux qui, chassés par la sécheresse ou des ouragans, s’éloignent à 20 ou 30 lieues de leurs pâturages, et restent trois ou quatre mois sans y revenir : l’habitude de puiser dans le bien du voisin est si enracinée que les meilleures lois et la vigilance la plus active, deux choses bien inconnues des créoles, seront malgré tout insuffisantes, et le réseau des tabladas laisse inévitablement passer au travers de ses mailles très lâches des troupeaux entiers d’animaux sur pied et des chargemens de cuirs secs.

Une histoire restée célèbre donnera une idée des mœurs de la campagne sur ce point. Dans un petit village de la frontière, un paysan se trouvait un jour chez un commerçant considéré du district. Tout en causant, celui-ci lui demanda ce qu’il gagnait ; c’était fort peu de chose. « Si tu es homme à travailler, lui dit-il, je vais