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la vie absente : tout nous semblait suinter la tristesse, jusqu’au laurier-rose amaigri, ennuyé, qui détachait ses fleurs souffreteuses sur le mur gris du couvent. Nous passions nos soirées à arpenter les hautes galeries des étages supérieurs, aspirant à cet horizon de mer que sillonnaient allègrement les barques, comme un défi de liberté jeté aux prisonniers. Une d’elles vint livrer son chargement de poissons au monastère et s’offrit à nous porter en une nuit sur la côte opposée du golfe de Monte-Santo, d’où nous gagnerions Salonique par terre. — Cette fuite nocturne fut le digne épilogue des visions inquiétantes d’où nous sortions. — Couché sur l’arrière étroit de la petite tartane, au ras de la vague dont chaque lame affleurait à nos vêtemens, nous glissions lentement sur l’eau dormante, où pendait la voile immobile. Quand, las de compter les étoiles passant une à une sur le mât, nous nous redressions sur notre planche, nos regards, rencontraient les trois caloyers noirs, ombres muettes qui ramaient d’un mouvement automatique, sans paraître avancer. Tous les spectacles funèbres des derniers jours repassaient dans notre insomnie : il ne tenait qu’à nous de nous croire dans la barque infernale, conduite par les nochers de l’Érèbe, qui nous ramenait de la terre des morts. Pour dissiper le cauchemar de cette navigation fantastique, il fallut le premier rayon de l’aube nous montrant la grève prochaine. Une embarcation de pêche y abordait, abritant sous sa voile toute rouge du premier feu des enfans et des femmes. Les voix jeunes et fraîches chantaient la cantilène grecque avec laquelle les pêcheurs de l’Archipel trompent les longues attentes de la nuit : Ta matia ta gramména

« Ah ! réveille-toi et ouvre — tes yeux, le doux livre — que le Créateur n’a pas fait — pour qu’il reste ainsi clos ; — ah ! réveille-toi et salue — ton amie l’aurore, — afin que se réjouisse le ciel, — afin que sourie la terre ! »

Ce chant d’amour montant dans l’aurore, c’était le printemps de Dieu, la vie ressuscitée : en la sentant renaître, nous nous demandions si nous n’avions pas rêvé tout ce voyage chimérique dans les siècles lointains, dans la vieille Byzance, dans la tombe : doutant de la réalité évanouie, nous nous retournâmes encore une fois pour chercher la montagne sainte : la masse noire de l’Athos descendait dans les profondeurs de la mer, comme le peuple suranné qui l’habite descend dans le passé.


EUGÈNE MELCHIOR DE VOGUE.