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découlent de ce fait : la présence d’un noyau d’hommes unis, actifs, riches, maîtres du sol, dans cette société désagrégée et réduite aux expédiens. L’influence et le prestige qui s’attachent à ces hommes dans un milieu aussi oriental que celui du mont Athos dépassent tout ce que nos habitudes sociales nous permettent d’imaginer. Cette influence repose sur les trois conditions d’autorité qui gagnent le plus sûrement le respect dans un pays d’où elles sont généralement absentes : l’opulence, l’indépendance et l’énergie ; on devine l’antagonisme profond qui a du naître entre les anciens possesseurs de la montagne et les nouveaux convives qui apportent à la table monastique un si formidable appétit. Toute la vie dont l’Athos est susceptible s’est concentrée aujourd’hui dans cette lutte. L’inquiétude qu’inspire à ces esprits indolens l’activité des chefs de la communauté russe, la supériorité hautaine qu’affectent ces derniers, sont un des curieux spectacles réservés au voyageur. — En surprenant à l’œuvre ces rudes apôtres, nous avons cru voir revivre les figures énergiques des moines francs ou saxons qui ont entamé l’édifice féodal : toujours en route, sur terre et sur mer, pour Stamboul ou pour Karyès, insensibles à la fatigue physique, ignorans du repos, prêchant du haut de leur selle, écrivant de l’étape, n’ayant gardé des passions de ce monde que celle de l’ambition personnelle au service d’une cause nationale, ils nous ont rappelé ce qu’était au XIIe siècle l’apostolat politique d’un Bernard ou d’un Arnaud de Brescia.

Dans ces derniers temps, le champ de bataille des deux partis était ce couvent de Saint-Pantéleimon, dont tous deux se disputent la possession sur la foi d’anciens titres fort obscurs. Toujours est-il que, sur les 500 religieux qui l’habitent, près de 400 sont sujets du tsar. Grecs et Russes y vivent partagés en deux camps, officiant en langue différente dans leurs églises respectives. Dernièrement, l’igoumène, un Grec âgé de cent quatre ans, vint à mourir : les Russes élurent un des leurs pour le remplacer. L’assemblée de Karyès refusa de ratifier ce choix. Pour mettre fin à un désordre qui passionnait vivement le monde orthodoxe, le patriarcat de Constantinople céda sagement à la nécessité et prescrivit une nouvelle élection dont le résultat serait indiscutable. Notre bonne fortune nous ramena à Saint-Pantéleimon le jour où elle devait avoir lieu : jamais, par ce temps de luttes électorales, nous n’en verrons une marquée d’un cachet plus singulier. C’était un dimanche : la curiosité nous avait retenu toute la nuit à l’église, séduit par la pompe de l’office russe, par la beauté du chant, par les types étranges de cette multitude qui montait à l’autel en priant pour le tsar, comme une armée marchant à des conquêtes. Toute la nuit, « le pâle troupeau des moines, » comme dit le poète, debout sous la clarté