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un état social imparfait, impuissant à produire un homme ou une œuvre, sans raison d’être, d’autres diraient sans excuse : encore faut-il, avant de se prononcer, chercher d’où est partie l’impulsion qui l’a créé et le perpétue.

On se tromperait étrangement en voulant expliquer ces agglomérations de moines orientaux par les causes qui peuplent nos cloîtres, ces asiles qu’un homme d’esprit a justement nommés les « ambulances d’une armée en campagne. » Les physionomies placides et souriantes des bons caloyers disent assez que ce ne sont pas des drames intimes qui ont peuplé ces retraites. L’immense majorité y est attirée par un certain idéal de sécurité, d’oisiveté, de bien-être relatif, que l’état social de l’Orient lui refuse. Sans doute, à l’origine de la communauté, il faut chercher un mobile plus puissant dans la ferveur religieuse, qui a pris de bonne heure dans le christianisme oriental la forme érémitique. Aujourd’hui encore la petite élite qui dirige les grands couvens y est amenée par une vocation réelle, souvent aussi par l’ambition des dignités ecclésiastiques, par l’espoir de l’igouménat ; mais tous ces religieux de condition inférieure, tous ces ermites qui hantent les skytes de la montagne et vivent d’aumônes, ont surtout obéi à l’attraction d’un centre de richesses et de repos. — Pour s’expliquer cette attraction, il faut réfléchir à l’état précaire et troublé des sociétés orientales depuis le Xe siècle jusqu’à nos jours, il faut se rappeler que les mêmes causes ont déterminé chez nous le grand courant monastique de l’époque féodale. Bon nombre des premiers qui abordèrent à l’Athos étaient des victimes de la prodigieuse instabilité byzantine : fortunes politiques brisées, débris des conspirations de cour, proscrits du tyran de la veille, rhéteurs vaincus à l’académie, capitaines battus à la frontière, cochers dépassés dans le cirque. Il en vient du palais des Blachernes et des échoppes du Boucoléon ; le courtisan ruiné par les révolutions Y coudoie le marin de la Corne-d’or ruiné par la tempête. Autour de ces hommes jetés dans la dévotion par le dégoût des vicissitudes humaines, la vénération s’accroît et les richesses affluent ; leur sort tranquille tente chaque jour un plus grand nombre d’âmes lasses de la lutte. Des recrues plus humbles les rejoignent des provinces lointaines, de ces frontières où la guerre, le pillage, la ruine, sont le seul avenir du colon ; le paysan qui fuit sa cabane détruite par les hordes bulgares, tartares ou persanes, la rebâtit sur la riante montagne, heureux de changer un travail ingrat contre une mendicité fructueuse. Les invasions gagnent le cœur de l’empire, chassant devant elles de nouveaux néophytes ; l’Athos en doit aux croisés latins, aux Russes, aux Arabes, aux Turcs, jusqu’à la grande catastrophe de la