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d’autruche grises, blanches et noires, il était vêtu d’une blouse bleue, retenue par une ceinture de cuir où brillait un revolver à six coups, et d’un pantalon de moleskine emprisonné dans des bottes à l’écuyère. « Vous êtes Allemand, commença-t-il ; vous trouvez en moi un country-man. » Grâce à un long séjour dans le pays, son langage était devenu un mélange inextricable d’allemand, d’anglais et de hollandais, idiomes qu’il n’avait plus la faculté de distinguer. Il inspecta le genou malade, poussa trois soupirs semblables au reniflement d’un jeune hippopotame blessé par une balle, branla son chef surmonté du panache de plumes, et déclara que l’affaire était mauvaise, très mauvaise. — L’homme ayant excité ma défiance, je le questionnai sur ses études : il me répondit sans hésiter qu’il les avait faites à Saint-Pétersbourg. Il se vanta d’avoir assisté longtemps les chirurgiens dans leurs opérations et d’avoir ainsi surpris tous leurs secrets. — Au reste, ajouta-t-il avec un aplomb parfait, je me fais fort de guérir votre genou en trois jours : cela dépend seulement du prix que vous Y mettrez. Je suis connu dans Natal et chez tous les boers de l’état d’Orange et du Transvaal ; je fais toutes les cures qui se présentent.

« Je me décidai à faire marché avec le docteur Martin, qui se chargeai de cette cure moyennant une somme de 45 francs stipulée d’avance. A l’extérieur, on appliqua des cataplasmes de fleurs de camomille, à l’intérieur le docteur Martin me recommanda avec beaucoup d’insistance de prendre un verre de grog toutes les demi-heures, aussi chaud que je pourrais le supporter, et il promit de surveiller en personne la stricte exécution de cette dernière partie de son ordonnance. Voulant sans doute m’appliquer la méthode sympathique, il résolut de se soumettre lui-même à ce traitement interne par les spiritueux, mais en triplant la dose, et quand je fus venu à bout de mon quatrième verre, le docteur Martin avait déjà proprement expédié sa première douzaine. Peu après, le sommeil me prit, tandis que mon médecin se faisait servir un copieux repas dans la pièce voisine tout en continuant le traitement interne, à mes frais, bien entendu.

« Il pouvait être huit heures du soir quand je fus réveillé par un grand bruit qui se faisait derrière ma porte. Au même instant, je vis le docteur Martin entrer en vacillant dans ma chambre, la face toute rouge, le regard incertain, tenant à la main un grand couteau qu’il avait tiré de sa trousse ; il m’exposa qu’il s’agissait seulement d’une petite opération, de quelques incisions à faire dans mon genou. Je me retournai pour prendre le revolver sous mon oreiller, car il s’apprêtait à donner l’assaut à mon lit, quand fort heureusement l’hôte entra avec mon domestique ; ils saisirent l’Esculape par les épaules et le poussèrent dehors en lui défendant de remettre le pied dans ma chambre. Après avoir un peu grogné, il se coucha ; le lendemain au point du jour il sella son cheval, se chargea de deux sacoches remplies de pilules, d’onguens, et