Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 13.djvu/202

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
L’ANGLETERRE
ET LE CANAL DE SUEZ

Depuis qu’il se fait des marchés, aucun n’a autant ému l’Europe que l’achat récent de 176,602 actions du canal de Suez par l’Angleterre. Cette opération financière et politique, préparée dans le plus profond secret, exécutée avec autant de rapidité que de bonheur, a frappé les imaginations comme un coup de théâtre. La nouvelle en a été reçue à Londres avec enthousiasme, tandis qu’à Paris elle causait pendant quelques jours une surprise mêlée d’inquiétude et de déplaisir. Peu à peu on s’est calmé, on a réfléchi ; des deux côtés du détroit, on a beaucoup argumenté et on a repris son assiette. L’enthousiasme britannique de la première heure a fait place à une approbation raisonnée qui n’a pas encore dit son dernier mot et qui se réserve le bénéfice d’inventaire. À Paris, on a recouvré aussi son sang-froid ; on a examiné l’événement avec des yeux moins prévenus et plus attentifs, on en a fait le tour pour tâcher d’en découvrir les bons côtés. La France a éprouvé dans ces dernières années tant d’étonnemens désagréables qu’elle est disposée à ne plus s’émouvoir outre mesure des contre-temps qui peuvent lui survenir. Au surplus elle a beaucoup à faire chez elle, et elle trouve dans les soucis que lui cause son ménage un puissant dérivatif aux préoccupations de la politique étrangère. Les élections sénatoriales l’ont distraite de ce qui pouvait se passer sur la terre des pharaons. Un homme d’esprit disait à ce propos que depuis 1870 la France est un plaideur malheureux, qui a par surcroît des chagrins domestiques, et qu’après tout ces chagrins domestiques ont du bon, parce qu’ils l’empêchent de trop penser à sa partie adverse. Il faut ajouter que, si elle a perdu naguère un important procès, elle a imputé son malheur aux imprudences qu’elle avait commises. Désormais elle se défie de la vivacité de ses impressions ; elle s’est fait une philosophie, elle ne se fâchera plus qu’à bon escient,