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cela va sans dire ; enfin Mme  Blumenthal le reçut. Avant qu’elle eût ouvert la bouche, il se reprocha d’avoir été assez sot pour s’imaginer qu’il la connaissait. On parle tous les jours de gens qui jettent le masque, c’est un lieu-commun de romancier. Cette fois cependant la métaphore se trouvait justifiée ; la dame se présenta à lui sans masque.

— Regardez la pendule, dit-elle. Je vous accorde dix minutes. Jouez-moi votre scène, arrachez-vous les cheveux, brandissez votre poignard ! Vous êtes congédié.

Ne sachant que penser, Pickering demanda une explication.

— Je n’ai plus besoin de vous, répondit Mme  Blumenthal en s’asseyant, voilà mon explication. Tout cela a été charmant, mais vous n’avez plus rien à m’apprendre ; je vous sais par cœur.

— Vous avez donc joué un rôle ? Vous ne m’avez jamais aimé ? s’écria Pickering.

— Non certes, cher monsieur. Je me suis contentée de vous étudier. Il manquait à mon grand ouvrage sur le Non-Moi immatériel un chapitre dont vous m’avez fourni le fond. Mon livre est terminé ; bonsoir et merci.

— Et c’est pour en arriver là que vous m’avez encouragé ?

— Je n’ai pas eu à vous encourager. En tout cas, osez vous plaindre ! Vous me devrez l’immortalité, car vous serez imprimé tout vif. N’ai-je pas en somme été très bonne pour vous ? J’ai reçu vos visites à des heures raisonnables et déraisonnables ; parfois elles m’ont amusée, parfois elles m’ont terriblement ennuyée. Mais vous étiez un cas si curieux, — comment dirai-je ? — d’enthousiasme, que je me suis résignée. N’ai-je pas caressé vos rêves ? Si je me montre un peu brusque aujourd’hui, ce n’est pas ma faute, — vous auriez dû comprendre plus tôt que nous ne sommes pas faits l’un pour l’autre… Voyons, n’avez-vous rien, rien à dire ? Accusez-moi, maudissez-moi, accablez-moi d’invectives. Je saurai me montrer indulgente.

Pickering écouta cette sortie avec une espèce de torpeur ; il croyait sentir le sol céder sous ses pieds. Il s’imagina que Mme  Blumenthal désirait le voir éclater en injures, et cette idée contribua à le calmer. Il éprouva le besoin de respirer le grand air.

— Quoi ! pas un mot ? reprit la veuve, tandis que, la main sur le bouton de la porte, il cessait de la regarder. Ne vous ai-je pas assez parlé, moi ?.. Alors vous m’écrirez ?

— Je ne le crois pas, répliqua Eugène.

— Bah ! dans six semaines vous reviendrez me voir.

— Jamais !

— Jamais ? C’est là un aveu de sottise, dit-elle. Cela signifie que,