Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 13.djvu/162

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
158
REVUE DES DEUX MONDES.

Je me souviens que ton audace m’étonnait, et que je te regardais comme un capitaine Cook parce que tu sautais par-dessus les haies du jardin pour aller chercher les balles que je lançais si maladroitement. Je n’osais pas sauter les haies alors, et je n’ai pas appris à les sauter depuis. Tu te rappelles mon père ? Je l’ai perdu il y a cinq mois. Jusqu’à sa mort, nous n’avons pas cessé de vivre ensemble. Je ne crois pas qu’en quinze ans nous ayons passé douze heures sans nous voir. Depuis mon départ de l’école, nous habitions la campagne, été comme hiver, ne recevant que trois ou quatre personnes. C’était une triste existence pour un garçon qui grandissait et une existence plus triste encore pour un garçon qui avait fini de grandir ; mais j’ignorais que l’on vécût autrement, et je me trouvais heureux.

Il me parla longuement de son père et avec un respect que je ne partageais pas. M. Pickering, selon moi, avait agi en égoïste.

— Je sais maintenant, continua mon ami, que j’ai été élevé d’une façon singulière et que le résultat est un produit assez grotesque ; mais mon éducation était devenue l’idée fixe de mon père. Il trouvait qu’on a grand tort de laisser pousser les enfans comme un arbrisseau exposé à la poussière et aux vents, de sorte que je suis une vraie plante de serre. J’ai été surveillé, arrosé, émondé comme une fleur rare, et je devrais remporter la médaille d’honneur à une exposition d’horticulture. Il y a deux ans, la santé de mon père commença à décliner. Bien qu’arrivé à l’âge d’homme, je n’étais pas plus libre qu’un écolier. Le jour de sa mort, je venais d’atteindre ma vingt-septième année, et pourtant, en me trouvant seul, je me sentis aussi embarrassé qu’un aveugle qui aurait perdu son guide. La vie semblait s’offrir à moi pour la première fois, et je ne savais comment la saisir.

Il me raconta tout cela avec une franche vivacité qui augmentait à mesure qu’il parlait. Le manque d’expérience qu’il avouait et l’esprit qui rayonnait dans son regard formaient un bizarre contraste. C’était évidemment un garçon fort intelligent et doué de facultés peu ordinaires. Je m’imagine que ses nombreuses lectures lui avaient permis de compenser jusqu’à un certain point par d’inquiètes hypothèses l’absence de toute liberté pratique.

— Non, je n’ai pas fait le tour du monde, ainsi que tu sembles croire, lui dis-je à mon tour ; mais j’avoue que je t’envie la nouveauté des impressions que le monde te réserve. En venant à Hombourg, tu t’es lancé du premier coup in medias res.

Il me regarda comme pour s’assurer s’il n’y avait pas là une allusion à notre rencontre de la veille, et il reprit après un moment d’hésitation : — Oui, je le sais. À bord du steamer qui m’a mené à Brème, j’ai rencontré un Allemand très amical qui m’a décidé à