Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 13.djvu/121

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

brises depuis le bout des doigts jusqu’aux épaules, depuis le front jusqu’à la nuque. Tous les sels irritans de la mer ont exaspéré ce que l’air saisit, avivé le sang, injecté la peau, gonflé les veines, couperosé la chair blanche, et les ont en un mot barbouillés de cinabre. C’est brutal, exact, rencontré sur place ; cela a été vu sur les quais de l’Escaut par un homme qui voit gros, qui voit juste, la couleur aussi bien que la forme, qui respecte la vérité quand elle est expressive, ne craint pas de dire crûment les choses crues, sait son métier comme un ange et n’a pour de rien.

Ce qu’il y a de vraiment extraordinaire dans ce tableau, grâce aux circonstances qui me permettent de le voir de près et d’en saisir le travail aussi nettement que si Rubens l’exécutait devant moi, c’est qu’il a l’air de livrer tous ses secrets, et qu’en définitive il étonne à peu près autant que s’il n’en livrait aucun. Je vous ai déjà dit cela de Rubens avant que cette nouvelle preuve ne me fût donnée.

L’embarras n’est pas de savoir comment il faisait, mais de savoir comment on peut si bien faire en faisant ainsi. Les moyens sont simples, la méthode est élémentaire. C’est un beau panneau, lisse, propre et blanc, sur lequel agit une main magnifiquement agile, adroite, sensible et posée. L’emportement qu’on lui suppose est une façon de sentir plutôt qu’un désordre dans la façon de peindre. La brosse est aussi calme que l’âme est chaude et l’esprit prompt à s’élancer. Il y a dans une organisation pareille un rapport si exact et des relations si rapides entre la vision, la sensibilité et la main, une telle et si parfaite obéissance de l’une aux autres, que les secousses habituelles du cerveau qui dirige feraient croire à des soubresauts de l’instrument. Rien n’est plus trompeur que cette fièvre apparente, contenue par de profonds calculs et servie par un mécanisme exercé à toutes les épreuves. Il en est de même des sensations de l’œil et par conséquent du choix qu’il fait des couleurs. Ces couleurs sont également très sommaires et ne paraissent si compliquées qu’à cause du parti que le peintre en tire et du rôle qu’il leur fait jouer. Rien n’est plus réduit quant au nombre des teintes premières, rien n’est plus prévu que la façon dont il les oppose, rien n’est plus simple aussi que l’habitude en vertu de laquelle il les nuance, et rien de plus inattendu que le résultat qui se produit. Aucun de ses tons n’est très rare en soi. Si vous prenez un rouge, le sien, il vous est aisé d’en dicter la formule : c’est du vermillon et de l’ocre, fort peu rompu, à l’état de premier mélange. Si vous examinez ses noirs, ils sont pris dans le pot du noir d’ivoire et servent. avec du blanc à toutes les combinaisons imaginables, de ses gris sourds et de ses gris tendres. Ses bleus sont des accidens ; ses jaunes, une des couleurs qu’il sent et manie le moins bien, en tant