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M. Vuillefroy expose deux toiles fort bonnes : La rue d’Allemagne à la Villette, où nous voyons passer un troupeau de bœufs, et surtout un franc Marché en Picardie : au milieu de la poussière et du soleil, bêtes et gens s’agitent. L’impression est des plus vives et des plus justes, l’effet charmant et chaudement rendu. Dirai-je qu’il me paraît y avoir des lourdeurs dans le dessin des chevaux ?

L’individualisme, l’esprit de critique, l’insoumission aux règles acceptées, qui ruineront notre grande peinture, ont fait éclore le paysage contemporain. C’est un art absolument nouveau, sans précédens dans le passé et qui est l’expression la plus exacte de nos tendances morales. C’est le citoyen peintre émancipé, n’acceptant plus ni code ni règle, ne reconnaissant comme vraie que sa propre émotion devant la nature et usant pour la rendre de n’importe quels moyens. Ce sensualisme tout païen, que les anciens avaient trouvé sous une autre forme, en est arrivé chez nous à une telle délicatesse de sensation qu’on ne saurait lui rien reprocher. Il n’y faut pas chercher, bien entendu, les grandes allures nobles, la composition savante ; les lignes bien ordonnées et tout l’appareil grandiose et pompeux du Poussin. C’est la nature sans apparat ni toilette que cherche le paysagiste actuel ; c’est son intimité qu’il souhaite ; il la veut surprendre en déshabillé, il veut étudier les moiteurs de sa peau, le duvet de son épiderme. C’est moins sa structure qu’il veut rendre que sa carnation, son parfum, sa physionomie, son âme matérielle, si on peut dire ; il se dégage une poésie très réelle de cette étude minutieuse et recueillie. Les paysagistes me font l’effet de chimistes amoureux. Il y a en eux un mélange de tendresse et d’analyse critique bien fait assurément pour troubler le jugement des hommes d’un autre âge.

Disons qu’un pareil art ne peut naître et se développer, que dans des conditions particulières et au milieu d’une société singulièrement travaillée, et qui a vécu. Il faut à une semblable végétation un engrais profond et riche en fermentations. Les paysagistes auront beau dire : « Nous sommes simples et naïfs devant la nature, » et peut-être croire ce qu’ils disent, il n’en est pas moins vrai que leur simplicité naïve est le résultat d’une cuisine bien compliquée et ressemble beaucoup à celle de Jean-Jacques Rousseau, qui d’ailleurs fut un des pères inconsciens du paysage actuel. Quoi qu’il en soit, cet art nouveau existe, pousse de jolis rameaux et des racines vivaces parce qu’il est dans la terre qui lui convient, et s’il est en peinture un filet d’art véritable coulant de source et librement, c’est au milieu des paysagistes qu’il faut aller le chercher.

Ils ne nous ont point envoyé de chefs-d’œuvre cette année, mais