Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 9.djvu/916

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les changemens de physionomie du pauvre fou, dont nous ne pouvons apprécier la cause, ne seront plus pour nous que des grimaces sans intérêt. Or nous sommes sourds devant ce tableau. M. Wauters a pu nous montrer les musiciens et leurs instrumens, mais il ne peut nous faire entendre l’air qu’ils exécutent, de sorte qu’au point de vue scénique il manque le personnage principal, celui que l’on ne peut voir, mais que l’on devrait entendre. Cela est si vrai que le tableau est inexplicable sans le secours du livret, et que, même après en avoir lu la notice, les yeux se portent avec inquiétude du fou aux musiciens et des musiciens au fou ; on sent qu’il y a là une lacune, un vide, et ces chanteurs pourtant si vrais et si bien peints sont des automates sans vie. Tout cela n’enlève rien aux qualités spéciales de cette peinture ; mais il n’est pas sans intérêt de constater qu’un tableau de quelque importance ne peut se passer d’une composition morale, si on peut dire, et que l’artiste n’a pas moins besoin de sa tête et de son cœur que de son œil et de sa main.

L’Attente, de M. Butin, est un tableau des plus touchans en même temps qu’il est peint avec beaucoup de talent. Sur le quai, au bord de la mer, la femme d’un pêcheur tenant par la main son enfant attend le retour des barques. Cela ne sent pas le labeur pénible qui caractérise la plupart des tableaux de genre. Le sentiment de l’effet, tout aussi bien que celui du sujet, y dominent, et l’on sent l’artiste en même temps que le peintre.

Soudain elle aperçoit sur la terre un corps palpitant… Pyrame, réponds-moi ! C’est Thisbé qui t’appelle ! l On connaît cette scène des Métamorphoses d’Ovide. M. Delobbe y a trouvé le sujet d’un grand tableau qui ressemble un peu trop à un dessin au crayon blanc sur papier bleu. La lune ne décolore pas à ce point. Cependant cette composition a l’immense mérite d’être très consciencieusement étudiée et d’avoir été dictée par un sentiment élevé. Si M. Delobbe n’y met pas son génie en évidence, il y fait preuve de goût, de science, et nous montre son respect pour les maîtres du commencement de ce siècle, à l’ombre desquels il s’abrite honorablement.

L’Abel de M. Bellanger est une fort bonne étude, bien construite, harmonieuse. Je vois parfaitement que le peintre a cherché tout exprès une pose compliquée, qu’il a choisi pour étaler son Abel un endroit où le terrain, comme une marche d’un escalier, s’abaissait brusquement ; mais il fallait, tout en nous faisant sentir la difficulté, qu’il en triomphât sans choquer personne.

M. Comerre a exposé une Cassandre digne d’intérêt. La figure est jetée comme celle de M. Bellanger sur les marches d’une sorte d’escalier et la tête en bas ; disons tout de suite que M. Comerre eût fait plus sagement de choisir un mouvement moins compliqué. Comment se fait-il que cette marche n’existe plus sous le corps