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glorifié comme le furent, en dépit de leurs crimes, les haïdamaks du Danube et les klephtes du Pinde. Faut-il s’étonner si les peuples, cruellement opprimés par l’islamisme, pardonnent tout à de braver outlaws,

S’ils suivent au combat des brigands qui les vengent ?

Plus tard l’ennemi du Petit-Russien, c’est le pan et ses alliés. Que la diète de Pologne n’a-t-elle prêté l’oreille aux chansons du peuple ! Elle y aurait appris plus sûrement que dans les doléances de ses représentans officiels ses véritables griefs. L’Ukraine hésita longtemps entre la Pologne et la Moscovie : sa langue la rapprochait de l’une presque autant que de l’autre ; mais, inquiétée dans sa religion par les intrigues des jésuites, elle s’éloigna violemment de la Pologne catholique pour se donner à la Russie orthodoxe. Elle préféra l’autocratie d’un tsar aux libertés qui dans la république polonaise, dans le royaume des nobles, n’étaient l’apanage que d’un petit nombre. Toutefois elle ne s’est pas donnée au Moscovite sans conditions. Avant de pouvoir l’assimiler à la Grande-Russie, Pierre Alexiévitch et Catherine II ont rencontré plus d’une résistance ; mais il semble que ces résistances n’aient jamais été aussi populaires que l’ancienne lutte contre la pospolite. Bogdan Chmelniçki, le promoteur de l’insurrection anti-polonaise, est resté et restera le héros favori de la muse rustique. Au contraire elle est froide, même hostile, à l’égard de Mazeppa, l’auteur du soulèvement contre Pierre le Grand. Elle ne lui sait aucun gré d’avoir été le dernier champion de l’indépendance nationale. Son héros dans la guerre de 1708, c’est Paleï, la victime et le vainqueur de Mazeppa. Lui seul semble à ses yeux sauver l’honneur du nom cosaque compromis par une rébellion contre le tsar orthodoxe. La poésie populaire en lutte contre le pan russe ou polonais a une inspiration essentiellement démocratique. C’est dans la république égalitaire des Zaporogues qu’elle cherche des champions contre la république aristocratique de Pologne. Ce même caractère se retrouve encore dans ses chansons en l’honneur de marchands., chercheurs de sel et de poisson sec. Le tchoumak, pour faire le commerce, ne cesse pas d’être un cosaque. Parce qu’il travaille pour vivre, il n’en est pas moins noble. Il faut être aussi brave pour aller trafiquer dans les villes infidèles de Crimée que pour y porter le ravage. Voilà pourquoi le nom du tchoumak, répété sur la lira ou la bandoura, vole sur les lèvres des hommes et pourquoi son kourgane s’élève aussi haut dans les steppes désertes que celui de l’aventurier tombé dans la guerre sainte.


ALFRED RAMBAUD.