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chanson éclose le soir autour des feux de bivouac, tient de près à la poésie primitive des races aryennes, qui animait tout dans la nature, aux instincts durables de l’âme russe, qui, malgré le christianisme et l’orthodoxie byzantine, n’a pu se résigner à dépeupler le monde de ses hôtes divins et a laissé aux animaux la parole et le don prophétique. Les bœufs gris ont des larmes pour leur maître, le hibou l’avertit de sa fin prochaine, le coq domestique l’annonce à sa famille, et les oiseaux de proie, caquetant au sommet du kourgane, donnent des louanges dépitées à la solidité de son monument, à la piété de ses compagnons. Il durera, ce monument, et quand d’autres caravanes passeront en ces lieux, chaque voyageur s’arrêtera pour donner un souvenir au mort inconnu et ajouter une poignée de terre à son tumulus. « Cela rend le voyage heureux, » assure le dicton petit-russien. Chez beaucoup de peuples primitifs le sentiment de bienveillance se manifeste par une cérémonie analogue. « J’ajouterai une pierre à votre cairn, » dit en manière de politesse le montagnard des highlands. Le Juif encore aujourd’hui apporte un caillou sur le mausolée d’une personne aimée.

La nation petite-russienne, qui s’étend sur quatre ou cinq des gouvernemens russes et qui comprend 7 ou 8 millions d’âmes, sans compter 3 millions de Ruthènes dans la Gallicie autrichienne, mérite certainement d’être mieux connue. Comme d’autres, elle a ses historiens, ses publicistes, ses poètes, ses romanciers qui ne dédaignent pas d’écrire dans la langue populaire des Ukraines. Pour le passé, si l’on veut se rendre compte de ses sentimens et de ses tendances, le plus sûr est peut-être d’étudier ses chansons. Dans les chroniques qui ont raconté son histoire, on retrouve souvent l’écho des passions de la masse ; mais l’expression s’en est parfois aussi modifiée, refroidie sous la plume des lettrés, qui avaient une naturelle tendance à se rapprocher de la classe dominante, à rechercher la société des seigneurs. Au contraire, dans la chanson rustique, la pensée du peuple arrive à nous sans intermédiaire. Nous y voyons clairement ce qu’il aimait, ce qu’il haïssait, et quels hommes il prenait pour son idéal. Pendant longtemps, les doumas ne lui connaissent qu’un ennemi, et le Petit-Russien, placé en face du Tatar, dans la même situation que les Slaves du Danube et les Grecs vis-à-vis du Turc, retrouve presque les mêmes inspirations. Ses chants de guerre, ses ballades d’esclavage, rappellent ceux de la Hellade et de la Serbie. La dispersion des familles, la rencontre du frère et de la sœur dans d’étranges circonstances, les cruautés des musulmans égalées par les représailles chrétiennes, voilà ce qu’on raconte sur les bords du Dnieper comme sur les rivages du golfe de Corinthe. Le Zaporogue, malgré ses imperfections, est