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bœufs languissent ; leur maître désespéré ne sait que faire pour les soulager. Entre le tchoumak et ses bœufs intervient alors une scène touchante d’églogue, d’une fraîcheur toute virgilienne. L’homme n’a plus ni fourrage, ni eau de source à donner à ces pauvres bêtes. Il cherche par ses caresses et ses bonnes paroles à endormir leur souffrance : « O mes bœufs, mes bœufs gris et tachetés, que vous êtes de braves bêtes ! Voilà trois jours que sans boire ni manger vous restez au timon. » Les compagnons du tchoumak lui viennent en aide. Tout le convoi s’arrête en attendant que ses bœufs aient repris leurs forces. « Celui qui abandonne son compagnon dans l’embarras, dit le proverbe petit-russien, que sa peau l’abandonne comme au printemps l’écorce des saules. » Mais, quelquefois c’est le maître lui-même que la maladie vient frapper. Son sort lui a été prédit par le hibou, qui au sommet des kourganes fait entendre son lugubre hou ! hou ! Un présage plus certain, c’est la douleur de ses bœufs. « Mes bœufs, mes bœufs gris, pourquoi ne buvez-vous pas ? pourquoi faites-vous ce chagrin à votre jeune maître ? » Et déjà le voilà étendu sur le devant de sa charrette, la main droite sur son cœur, et qui fait ses adieux à la vie. « Arrêtez-vous, mes fidèles camarades, jeunes tchoumaks, braves compagnons, pour me rendre les derniers honneurs. Près de la glorieuse Pérékop, creusez-moi une fosse profonde ; sur mon corps entassez un kourgane élevé, et que de toute l’Ukraine on puisse apercevoir ma tombe. » Avant de mourir il veut revoir encore son cher attelage. « Ah ! mes bœufs, mes bœufs gris, qui va être votre maître quand je ne serai plus de ce monde ? » et ses bœufs sont attendris, et bien tristement ils s’éloignent de la place où est tombé le malheureux. « Ils mugissent plaintivement et voudraient rappeler de la tombe leur jeune maître. » Ce sont eux qui, arrivés à la cabane lointaine, annonceront à la fille du tchoumak qu’elle est orpheline. « Ne pleure pas, ne nous maudis pas, jeune maîtresse. Ton seigneur n’est plus, mais c’est fait de nous aussi. » Ou bien c’est le coq de la chaumière natale qui, mû par un instinct fatidique, saute éperdu sur le seuil de l’isba, crie son cocorico et avertit la vieille mère de ne plus attendre son fils. Cependant les tchoumaks ont creusé la tombe de leur ami ; « ils ont élevé le haut kourgane, sur le sommet ils ont planté l’obier aux baies rouges. » Le corps du tchoumak est désormais à l’abri de toute profanation. Vainement le coucou arrive-t-il à tire-d’aile. « Donne-moi, mon cher, dit-il à l’aigle, donne-moi quelque chose du corps, ne fût-ce que le bras droit. — Mais l’aigle a répondu : Je le voudrais, mon cher ; seulement vois comme ils ont entassé la terre humide. Je ne suis pas de force à la soulever. » On remarquera comment la poésie de ces rudes compagnons, cette