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qu’avec le sergent recruteur. Pourtant le jour du départ, que de larmes au village ! Long est le voyage, tous n’en reviendront pas. Et voilà les pères à cheveux blancs, les vieilles mères, les femmes avec leurs nourrissons, les fiancées qui font la conduite aux compagnons. Souvent on brusque les adieux, crainte de s’attendrir : « Mon bien-aimé s’est mis en route, et moi j’ai couru après lui. J’ai retourné sa charrette, j’ai dételé ses bœufs et je l’ai appelé mon cœur. — Reviens, mon bien-aimé ; reviens, mon cœur. Tes petits enfans sont en pleurs, ton père et ta mère se désolent. Sais-tu si la fortune te sera favorable ? — Je ne retournerai pas, ma bien-aimée, je ne retournerai pas, mon cœur. Laisse pleurer les enfans, laisse se désoler les vieux parens. Si tu étais une bonne femme, tu n’agirais pas ainsi : tu jeûnerais le vendredi, tu chômerais le dimanche, afin que la fortune me vienne en aide. » La pauvre femme comprend bien que c’est la nécessité qui chasse le mari hors de chez lui. C’est pour vivre et faire vivre les siens qu’il est tchoumak. Elle s’en revient pleurant, et dès ce jour plus de bonheur pour elle. Elle pleure quand elle voit les bonnes gens deviser gaîment sur leur seuil ; elle pleure quand elle entend les enfans jouer bruyamment dans la rue. Elle envie leur sort à tous. « Ils sont tous heureux ; moi seule, je suis malheureuse. »

Pendant ce temps, que fait le bien-aimé ? Déjà les tchoumaks ont perdu de vue le village natal. On se hâte lentement : comme ils veulent voyager loin, ils ménagent leur attelage. On parcourt 10 ou 15 verstes, puis on fait une halte ; ensuite 10 ou 15 autres verstes, et l’on s’arrête pour la nuitée. L’ataman donne des ordres : s’il y a lieu, il fait disposer les chariots de manière à former un tabor, une enceinte contre les incursions possibles des maraudeurs. Le second en dignité de la caravane, le cuisinier, dont la voiture est ornée du chaudron et du sac à provisions, insignes de sa charge, prépare le gruau. Souvent quelque amateur égaie le repas avec la bandoura ou la lira. On se remet en marche. Voici que déjà on est entré dans la steppe avec ses grandes herbes, mer de verdure, où l’on ne trouve ni sentier ni poteau, pas plus que sur les flots. Le jour, on reconnaît son chemin en montant sur un kourgane, un de ces tumuli qui recouvrent les ossemens et les armes des nations disparues. La nuit, on se dirige d’après les étoiles. Jusqu’à présent, le seul ennemi à craindre, ce sont les brigands. Quand il les voit sortir de derrière la colline, l’ataman Gavrilenko, disent les chansons, « se tord les mains de désespoir et verse des larmes amères. » Larmes de héros, car il est bientôt remis de son émotion, et sort à cheval du tabor pour se mesurer avec le chef des brigands. Celui-ci lui porte un terrible coup de lance ; mais on ne peut tuer Gavrilenko qu’avec une balle d’argent, une balle conjurée : il résiste au choc