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tout le reste eut fléchi sous la fatalité des influences nouvelles. Le cosaque maintint la tradition commerciale de la Petite-Russie, comme il en maintenait les traditions d’indépendance religieuse et de liberté patriotique.

A certaines époques, les marchands se réunissaient ; comme autrefois, ils se formaient en associations, en caravanes, et obéissaient à des chefs élus. La longue file des charrettes de bois attelées de bœufs gris s’enfonçait lentement dans les steppes herbeuses de l’Ukraine, dans les steppes sablonneuses de la Crimée. Aux villes musulmanes, aux lacs salés de la Tauride, ils allaient chercher surtout deux sortes de denrées indispensables aux riverains du Dnieper : le sel et le poisson sec. Nous sommes loin des temps où les riches marchands de Kief, de Smolensk, de Tchernigof, de Novgorod-la-Grande, achetaient à Constantinople les émaux et la bijouterie de Byzance, les soieries de Damas, les vins de Chypre et de Sicile, les plus rares produits de la Grèce et de l’Asie. Sans doute, dans une de leurs chansons, les cosaques se vantent de n’étaler dans les bazars d’Orient que des « marchandises de choix, les peaux de martre et de renard bleu, les noires zibelines ; » mais sûrement c’était le petit nombre qui pouvait se permettre à Caffa, Azof ou Eupatoria ce luxe d’étalage. La plupart, assez pauvres diables, se bornaient à s’approvisionner de poissons salés qu’ils allaient colporter ensuite dans les villages de l’Ukraine et jusqu’en Pologne et en Gallicie. Des dangers, des privations infinies les attendaient dans ce long et pénible voyage. Ils avaient à braver la faim, la soif, les extrêmes chaleurs comme les froids extrêmes de la Crimée, les tourbillons de sable et les ouragans de neige, toutes les variétés de brigands dont pullulaient le monde cosaque et le monde musulman. Souvent au terme de leur voyage, dans les ports de la Mer-Noire, nos voyageurs rencontraient une mort sans gloire dans quelque lazaret. Le nom qu’on donne à ces négocians, celui de tchoumak, aurait même une étymologie sinistre : tchouma, la peste, triste produit du sale et fanatique Orient, que souvent ils rapportaient au pays. Pour s’en préserver, dès le premier jour de leur pèlerinage, ils enduisaient de goudron leur chemise et leur large pantalon. Alors ces vêtemens pendant des mois entiers ne quittaient plus leur corps. C’était pitié de rencontrer par les chemins de la Crimée ces misérables piétons, noirs et poudreux, avec leurs haillons goudronnés et leurs grandes bottes de cuir, la tête rasée à l’exception d’une queue au sommet de la tête, ayant l’air plutôt de brigands ou d’échappés de galères que d’honnêtes négocians. Autrefois c’étaient les princes russes et leurs vaillantes gardes aux armures étincelantes qui escortaient les caravanes : du XVIe au XVIIIe siècle, ce sont les Zaporogues qui ont hérité de cette corvée princière. A certaines époques de l’année où, réguliers comme