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buvait l’hydromel et l’eau-de-vie. L’empereur des Turcs lui envoya un messager, appela Baïda auprès de lui : — Baïda, illustre guerrier, sois mon chevalier fidèle ; tu épouseras la princesse ma fille ; tu seras seigneur de l’Ukraine entière. — Ta foi, sultan, est une foi maudite ; ta princesse est une païenne. — Alors l’empereur appela ses heïduques. — Saisissez Baïda fortement par les bras, accrochez-le par les côtes. — Baïda fut ainsi suspendu à des crochets de fer. — Mon page, mon jeune page, donne-moi mon arc recourbé, donne-moi mon carquois plein de flèches. Je percerai trois têtes à cause de sa fille. Ce que je vise, je l’atteins. — Alors il tira une flèche et abattit le sultan ; dans son lit, il tua la sultane ; à leur fille, il perça la tête. » Voilà certes trois maîtres coups de flèches et dont l’histoire laissera l’honneur à l’épopée. Et encore notre ballade n’a-t-elle pas épuisé toute la matière poétique, toute la masse de souvenirs légendaires qui se rattache au nom de Dmitri Vichnévetski. Les Turcs, après l’avoir tué, disent encore les traditions, le coupèrent en morceaux et mangèrent son cœur pour hériter de son courage.

Tel est le caractère des chansons dont se compose le recueil de MM. Antonovitch et Dragomanof : aventures d’esclavage, aventures de mer, aventures de guerre. Leur premier volume se termine avec la première période de l’histoire de l’Ukraine. Le moment est venu où va éclater entre les colons de la Petite-Russie et leurs seigneurs concessionnaires le malentendu originel. L’ennemi, ce ne sera plus le Turc ou le Tatar, ce sera le pan polonais ou russe polonisé, avec ses deux acolytes, le missionnaire de l’union et l’intendant ou le fermier juif qui prend tout à ferme en Ukraine, les routes et les cabarets, les chasses et les rivières, les redevances et les corvées, les clés même de l’église, où l’on ne peut plus être baptisé, ni marié, ni pleuré sans sa permission, D’autres héros vont s’emparer de la scène et passionner l’imagination des masses. Ce sera Gange Andiber qui rosse les pans dans les cabarets ; ce sera Bodgan Chmelniçki, le promoteur de la guerre d’indépendance, celui qui donna le signal de la lutte contre cette impopulaire trinité : le seigneur, le jésuite, le Juif-arendateur ; ce sera Paleï, le fidèle cosaque, que les mensonges de Mazeppa ont fait exiler en Sibérie, mais qui en revient pour combattre les traîtres et donner la victoire à Pierre le Grand ; ce sera Kharko, en qui les Polonais crurent voir grandir un nouveau Chmelniçki, et qu’ils ne purent décapiter qu’avec son propre sabre, un sabre héroïque ; ce seront enfin les derniers Zaporogues, qui apparaissent à la veille de la destruction de la setcha par les armées de Catherine II et le total anéantissement de cette confrérie militaire devenue pour les hommes d’état du XVIIIe siècle un ramas d’impurs brigands. Les quelques doumas déjà publiées dans les