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hypothèses de délivrance sur lesquelles s’égaraient ses longues méditations, c’était la rencontre d’une flottille de Zaporogues qui monteraient soudain, comme des chats sauvages, aux cordages de la galère maudite. Souvent aussi il se voyait brisant victorieusement les fers de la chiourme et se rassasiant de vengeance. Tel est le sujet de la ballade de Samuel Kochka. Alkhan-Pacha, prince de Trébizonde, parcourt la Mer-Noire sur son navire pompeusement orné, tout hérissé de canons. Sous ses ordres, il a 700 Turcs, 400 janissaires ; 150 captifs russes manient la rame ; parmi eux, Samuel Kochka, l’ataman des Zaporogues. A bord, il y a aussi un Liak potournak, un Polonais renégat qui, après trente ans de captivité, a cédé, comme Marousia, aux tentations « du luxe turc, de la bonne chère musulmane. » Lui aussi tient les clés qui peuvent ouvrir les fers, mais il n’a pas la charité chrétienne de la bonne geôlière. Une nuit, Alkhan-Pacha a un songe, tout comme un pharaon. Il rêve que ses esclaves sont libres, ses Turcs et ses janissaires taillés en pièces, et que l’ataman Kochka le coupe lui-même en trois morceaux qu’il jette à la mer. Aucun de ses mécréans ne peut lui expliquer ce rêve, dont l’interprétation cependant ne demande pas un grand clerc. Le renégat seul voit clair dans cette songerie, et il donne à son maître le conseil très pratique de doubler les fers des captifs et de tripler ceux de l’ataman. Le pacha aborde en un port de la Mer-Noire, et une beauté musulmane, la fille du sandjak de Koslof, le reçoit avec une magnificence galante. Elle fait distribuer du vin à l’équipage et même aux rameurs, mais les captifs n’ont garde d’y goûter, voulant conserver leur sang-froid ; au contraire leur porte-clés boit comme un cyclope jusqu’à tomber ivre-mort. L’ataman profite de son sommeil pour lui prendre ses clés, il ouvre ses fers et ceux de ses compagnons. Il leur enjoint cependant de les garder aux pieds, de dissimuler et de laisser venir les événemens. Alkhan-Pacha revient à bord avec ses Turcs : ils se couchent sans concevoir aucun soupçon ; ils s’endorment. « Alors les cosaques attendent le signal de leur chef. À ce signal, ils ôtent leurs fers et les jettent dans les flots. Ils évitent de faire du bruit, ils n’éveillent pas un seul Turc sur le bâtiment… » À ce moment solennel du récit, qu’on se figure l’effet produit par un kobzar du XVIIe siècle sur un cercle de braves cosaques accroupis autour d’un feu de bivouac. Les longues moustaches frémissent sur le menton rasé, les regards étincellent d’espoir et de férocité, chacun retient son souffle dans l’attente de l’explosion. « Alors, s’écrie le kobzar, alors Samuel Kochka prit Alkhan-Pacha dans son lit, il le coupa en trois morceaux, qu’il jeta dans la Mer-Noire. » Les 700 Turcs et les 400 janissaires allèrent l’y rejoindre. On détacha la galère du port, on leva l’ancre, et après tant de souffrances on se donna du bon temps sur la vaste mer. Arrivés