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malheureux captif de bien sentir la pesanteur de l’esclavage : les chaînes de fer pelaient ses jambes et ses bras ; la rouille jusqu’à ses os jaunis rongeait la chair du cosaque. » Aussi des bancs de la galère, des marchés de la Tauride, quel cri de malédiction ! « Terre de Turquie, terre des musulmans, tu regorges d’or et d’argent et de breuvages précieux ; mais triste est chez toi la vie des prisonniers : chez toi, ils ne connaissent plus ni la nativité du Christ, ni la résurrection. Toujours dans la servitude maudite sur la galère turque, ils voguent sur la Mer-Noire. Et ils maudissent la terre de Turquie, la foi musulmane, car c’est toi qui es le déchirement des familles ; par tes guerres, que de fois le mari est séparé de sa femme, le frère de sa sœur, les petits enfans de leur père et de leur mère ! O mon Dieu ! délivre le malheureux captif ; conduis-le sur le rivage de la sainte Russie, au pays joyeux, parmi le peuple baptisé. »

Le sentiment vague d’espérance sur lequel se termine cet hymne désolé n’était pas toujours trompé. La chanson de Marousia Bogouslavka nous montre les chaînes qui tombent à la voix d’une femme compatissante. Marousia est une Russe, comme le fut, dit-on, Roxelane, la puissante favorite de Soliman le Grand. Enlevée par les infidèles, elle est devenue l’épouse du Turc farouche ; elle tient les clés de la maison, elle garde celles qui peuvent ouvrir les fers des captifs. Parfois le souvenir de la patrie, de la religion perdue, lui revient au cœur. « Savez-vous, dit-elle un jour aux captifs, quelle est la fête qui se célèbre demain en notre terre chrétienne ? .. Aujourd’hui c’est le grand samedi, et demain c’est le grand jour de la résurrection. » Les cosaques versent alors des larmes de rage. Demain les centaines de cloches sonneront joyeusement dans la ville sainte de Kief ; tout le peuple chrétien sera en liesse, et partout on s’abordera avec le baiser de paix et la bonne nouvelle : Christ est ressuscité ! Ce contraste entre l’universelle allégresse du monde orthodoxe et leur infortune achève d’aigrir leur cœur, et ils maudissent Marousia d’avoir réveillé ce souvenir ; mais Marousia est bonne, son mari est absent, elle en profite pour ouvrir toutes les portes. « Cosaques, malheureux captifs, fuyez vers les villes chrétiennes ; seulement, je vous en prie, arrêtez-vous à Bogouslava ; saluez de ma part mon père et ma mère. Hélas ! mon père n’a pas bien agi. Que n’a-t-il vendu tous ses biens, réuni tout son trésor, pour me racheter de l’esclavage ? Et voilà que je suis devenue une Turque, une infidèle ; je me suis laissé tenter par le luxe turc, par la bonne chère musulmane. » C’est donc une renégate, mais sa charité rachète son reniement, et, comme on le sent à ses tristes adieux, c’est à de moins malheureux qu’elle-même que Marousia fait l’aumône de la liberté.

Un autre thème de rêveries sans fin pour le captif, une des