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Les Zaporogues ont été traités par les historiens polonais ou russes tantôt avec une sévérité, tantôt avec une indulgence également extrêmes. Pour les uns, ils n’étaient qu’une association de pillards. Comme ils ne reconnaissaient aucune loi, aucun traité, ils firent à la Pologne, qu’ils étaient censés protéger, plus de mal que de bien. Sans doute ils portaient le ravage chez les infidèles, mais par cela même ils attiraient sur l’Ukraine de terribles orages qu’il n’était pas en leur pouvoir de détourner. La grande invasion tatare de 1575, qui dépeupla le pays, fut provoquée par leurs incursions sur les terres du khan et leurs interventions dans les affaires valaques. Eux seuls empêchaient que la Pologne pût vivre en paix avec ses redoutables voisins. Quand ils attaquaient les envahisseurs, c’était toujours à leur retour, lorsqu’ils repassaient le Dnieper, afin de s’approprier ainsi le butin que les Tatars avaient fait en Ukraine. Ils se vantaient d’être les champions de l’orthodoxie ; mais au fond ils n’avaient aucune religion, et, à part quelques pratiques superstitieuses, vivaient comme des païens. Leurs apologistes ne sont pas moins ardens que leurs défenseurs. Ces nomades, assurent-ils, furent vraiment le rempart de la civilisation. Placés à l’extrême frontière de la chrétienté, ils soutinrent contre l’islamisme une croisade perpétuelle. Ces Russes rendirent à la sécurité européenne les services dont volontiers on fait honneur aux seuls Polonais. Ce sont eux qui valurent au pays ce beau nom d’Ukraine ou de frontière, et grâce à eux il fut la frontière non pas seulement de la Pologne ou de la Russie, mais du monde chrétien tout entier. Plus tard ils sont les sauveurs de la nationalité russe, de la religion orthodoxe, de la liberté humaine. Contre les Polonais, qui prétendent imposer leurs lois à la Petite-Russie, contre les jésuites et les moines latins qui, sous le nom d’union, lui apportent le papisme, contre les pans, qui voulaient transformer des hommes libres en serfs de la glèbe, les Zaporogues, pendant cent ans, ne cessèrent de protester les armes à la main. Contre toute oppression, le peuple des Ukraines était sûr de trouver protection au-delà des cataractes. « Un tel service à la nation russe, écrivait naguère encore M. Oreste Miller, est un service à l’humanité ; les cosaques ne défendaient pas seulement leur nationalité, ils défendaient les droits du peuple ; ils ne permirent pas qu’on le réduisît à la condition d’esclave. »

Le dernier historien de la Petite-Russie, M. Koulich, développe éloquemment la même thèse. Suivant lui, les Zaporogues ont formé sur le Bas-Dniéper une de ces nobles associations dont les ordres religieux militaires du XIe et du XIIe siècle ont donné les premiers modèles. Astreints à une sorte de vœu de célibat, affectant la pauvreté et le désordre dans leurs vêtemens, obéissans jusqu’à la mort à l’ataman de leur choix, ces moines guerriers, cette église militante de la

petcha, pratiquaient réellement un ascétisme d’un genre particulier. Même dans leurs momens de récréation, leur gaîté avait quelque chose de mélancolique. Leur joie était la joie tragique de braves dévoués à la mort, de héros philosophes, qui sur les vanités de ce monde laissent tomber le sarcasme et la hautaine ironie. Sans chemise souvent, avec leurs pantalons souillés de goudron, leur bonnet « recousu avec les herbes des champs et troué par en haut, » comme dit la chanson, sales et hérissés, couchant sur la terre nue à la belle étoile, ils étaient comme une prédication vivante contre la mollesse d’un siècle dégénéré. Leur setcha était une admirable école, et le héraut polonais Paprotski assure que les fils des plus nobles familles du royaume allaient servir quelque temps au midi des cataractes, pour s’y former à la discipline et à la vraie chevalerie. A leurs yeux, la bravoure guerrière ne suffisait pas ; il fallait y joindre l’amour et presque la recherche des privations de toute sorte. Une foi peu éclairée, mais d’autant plus ardente, leur montrait dans une vie future la seule récompense digne de leurs travaux. Ils étaient les templiers, les chevaliers de Rhodes, les teutoniques et les porte-glaives du Bas-Dnieper. Ils avaient cette soif de dévoûment qui fait non-seulement les soldats, mais les martyrs. Quand ils avaient décidé une expédition contre le Turc ou le Tatar, on répandait cette proclamation : « Que celui qui pour la foi chrétienne veut être empalé, roué, écartelé, que celui qui est prêt à endurer toutes les tortures, que celui qui ne craint pas la mort vienne avec nous ! » Le même Paprotski leur rend un hommage éclatant, les appelant les Hector et les Hercule de la chrétienté. « Montrez-moi donc, disait-il à ses compatriotes, montrez-moi des exploits comme ceux qu’accomplissent journellement ces hommes que je peux bien appeler des saints. Leur gloire est partout répandue ; elle restera attachée à leur nom jusque dans les siècles des siècles, lors même que périrait la Pologne ! »

La vie de la Petite-Russie sous ses deux aspects, l’infortune des colons emmenés par milliers en esclavage, les exploits des hardis Zaporogues, voilà le motif des chansons historiques de l’Ukraine. A la différence des bylines grandes-russiennes, elles sont avant tout le récit d’événemens réels, une peinture de l’existence quotidienne. Elles célèbrent non plus les héros mythologiques, les demi-dieux du cycle de Vladimir, mais de simples mortels qui n’ont aucune parenté avec les astres, des cosaques comme on en voit tous les jours. La note dominante des doumas, c’est la mélancolie. Les aventures d’esclavage y occupent une plus grande part que les hauts faits militaires. Les enlèvemens d’êtres humains, qui ont fourni aux poètes de l’antiquité la fable de mainte joyeuse comédie, n’ont inspiré que tristesse aux rhapsodes de la steppe. La réalité était trop

affreuse pour qu’on s’avisât d’en rire. Un auteur tatar, Rammal Khadja, a raconté comment on traînait en Crimée de longues colonnes de ces captifs, harassés, laissant derrière eux la trace sanglante de leurs pieds nus, entourés de cavaliers qui, à coups de nagaika sur leurs épaules nues, hâtaient leur marche. Arrivés au pays musulman, on faisait le triage. S’il y avait des prisonniers de distinction, on en dressait la liste et on l’envoyait gracieusement au gouvernement polonais pour qu’il pût les racheter. Le reste était jeté sur les marchés de Caffa, d’Eupatoria, rendez-vous des trafiquans de chair humaine. Les esclaves étaient emmenés au loin, non-seulement à Constantinople, mais en Perse, en Syrie et, assure un contemporain, jusque dans l’Indoustan. Les nations chrétiennes d’Occident n’avaient pas honte d’acheter aux Turcs, pour le service de leurs galères, des captifs enlevés sur les frontières de Pologne et de Russie. Dans cette vaste dispersion des familles slaves, que d’aventures étranges, que d’infortunes ! Les enfans, les beaux adolescens étaient réservés à une mutilation qui pouvait être l’origine de leur grandeur : le sultan faisait d’eux ses pages, plus tard ses favoris, ses ministres. D’autres étaient donnés aux instructeurs des janissaires, en sorte que la fleur de la jeunesse chrétienne était élevée dans l’oubli du christianisme et devenait contre lui l’instrument du Turc. L’islamisme, en sa décrépitude, se rajeunissait à chaque razzia tatare par l’infusion d’un sang nouveau. Les jeunes femmes, les jeunes filles étaient expédiées dans tous les harems de l’Orient. Quant aux vieillards, aux non-valeurs des deux sexes, très souvent, sur la route même de l’exil, un massacre judicieux en avait allégé le cortège. Les hommes robustes, marqués au front d’un fer rouge, étaient vendus comme bêtes de travail ou enchaînés sur le banc des galères ottomanes. Un écrivain lithuanien remarque que les esclaves polonais ou petits-russiens se vendaient bien, mais que le Moscovite était peu estimé ; il passait pour sournois et trompeur. C’est ainsi que dans l’antiquité les maquignons d’hommes avaient fait une mauvaise réputation aux esclaves ibères ou ligures, dépréciés comme vindicatifs ou enclins au suicide. Mais qui n’eût préféré toute espèce de mort à la vie du galérien ? Par tous les temps nu jusqu’à la ceinture, les épaules déchirées par le fouet du garde-chiourme, rivé à ses compagnons d’infortune, il lui fallait remuer en cadence les longues, lourdes rames. On ne reposait, on ne dormait qu’à son tour et à sa place : la marche du navire ne pouvait s’arrêter. De même qu’aujourd’hui chauffe constamment la chaudière d’un steamer, de même alors la force humaine captive, cette puissance motrice, créée de souffrances et de misère, ne connaissait point de repos.

« Alors, dit la chanson petite-russienne, il fut donné au