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vingt ans, tant de belles chansons, sont allés rejoindre les anciens. Peut-être ai-je entendu à Kief le dernier de ces rhapsodes de la steppe. On comprend avec quel intérêt notre public d’archéologues écoutait ce vieux chanteur aveugle lorsque pensif et grave, sa bandoura entre les bras, comme étranger au monde qui l’entourait, il semblait se redire à lui-même les chants du passé.

La kobza ou la bandoura est un instrument à cordes qui rappelle la mandoline par son fond arrondi, mais qui est beaucoup plus grande. Elle est tendue de douze cordes dont six seulement vont s’enrouler aux chevilles qui sont dans la tête de la kobza ; six autres plus petites s’attachent à des pitons placés sur le pourtour de la table d’harmonie. Le son de cet instrument est fort doux ; aussi dans les fêtes de village, lorsqu’il s’agit de danses ou d’amusemens bruyans, les paysans donnent-ils la préférence à la lira, sorte de vielle aux sons criards et tapageurs. En revanche, la kobza, instrument discret et ami des nuances, est précisément ce qu’il faut pour accompagner les chansons historiques, — les doumas, comme on les appelle par opposition aux bylines de la Grande-Russie : elle ne couvre pas la voix du chanteur, elle permet d’entendre distinctement chaque parole ; or pour le peuple ce sont les paroles qui sont importantes. Il en était de même, je pense, pour les auditeurs d’un rhapsode grec ou d’un trouvère français. Ce qui les intéressait avant tout, c’étaient les exploits d’Ulysse dans la caverne de Polyphème ou de Roland dans le val de Roncevaux. Pour ce public des âges épiques, la musique ne vient qu’en seconde ligne. Son rôle est encore considérable cependant : elle ajoute à la force des sentimens que fait naître le récit, elle rend les émotions plus intimes et plus pénétrantes, elle remue et amollit les cœurs, elle rend l’attendrissement et les larmes plus faciles. Elle souligne les effets dramatiques comme le trémolo que dans nos théâtres l’orchestre fait entendre à certains endroits pathétiques de la pièce. Cette musique des chansons historiques de l’Ukraine, je ne saurais en donner une idée plus juste qu’en résumant les observations d’un compositeur distingué de la Petite-Russie, M. Lissenko.

L’air sur lequel se déclament les vers d’une ballade présente assez peu de richesse et de variété mélodique, mais il admet une infinité d’inflexions vocales, de vibrations fugitives et insaisissables qu’il est presque impossible de noter. La gamme qui lui sert de base est mineure, et c’est à peine si trois ou quatre fois dans le cours d’une douma le chanteur repasse à un autre mode. Une phrase musicale se compose pour ainsi dire de deux membres : le premier est une espèce de récitatif où la note fondamentale de la gamme se reproduit avec insistance autant de fois qu’il y a de syllabes dans les paroles à chanter, sauf pour les deux dernières syllabes qui s’achèvent en