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nombreux. Une seule lampe, presque enfouie dans la verdure, éclairait en plein le visage du kobzar, dont la voix retentissait dans la nuit aussi nette qu’un chant de rossignol. Son nez épaté, sa grande bouche aux lèvres minces, étaient vulgaires, malgré sa barbe grise de patriarche ; la partie inférieure du visage rappelait qu’Ostap Vérésaï n’était qu’un pauvre vagabond ; elle semblait garder l’empreinte des misères triviales et des humiliations de sa vie errante ; mais sûrement ce grand front, haut et bombé, tout ridé et dénudé, ces paupières closes, profondément enfoncées et comme perdues sous d’épais sourcils, avaient leur noblesse, et portaient comme la trace de pensées et de méditations supérieures à la condition de cet homme.

Ce kobzar n’est pas un poète dans le sens propre du mot : il n’a rien créé, il ne fait que garder le trésor de poésie populaire que lui ont transmis ses devanciers ; mais ces mélodies héroïques dont il berce sa méditation, ces fiers exploits sur lesquels revient obstinément sa pensée, ont donné une certaine élévation à son esprit et une certaine dignité à ses traits. Son existence diffère peu de celle que les légendes grecques assignent à Homère lui-même. Le paysan Ostap Vérésaï est l’héritier le plus direct de ces anciens chantres de la Slavie, qui au VIe siècle se présentèrent à l’empereur grec Maurice une cithare à la main, et qui venaient en ambassade des bords de la Baltique à ceux du Bosphore ; il est le légitime successeur de Boïane et des autres « rossignols du temps passé » que l’on voit figurer à tous les festins des princes russes, célébrant la gloire des bogatyrs et la splendeur des dieux, et dont on récompensait les chants avec l’or et les riches étoffes de la Grèce ; il est un des tard-venus de cette vaste corporation d’artistes qui sous différens noms a existé à l’âge héroïque chez tous les peuples ; aèdes ioniens, scaldes Scandinaves, bardes des Gaules et de la Germanie, trouvères et jongleurs de la vieille France. Par sa vie errante et son infirmité, le kobzar aveugle de la Petite-Russie rappelle plus complètement que tout autre le type des Homères grecs ; il renoue directement le temps présent à l’antiquité classique, et, quand le dernier de ces hommes aura disparu, les récits des anciens sur le chantre d’Achille paraîtront moins vraisemblables : on cessera d’en avoir sous les yeux la vivante illustration. Or le temps où il n’y aura plus de kobzars dans la Petite-Russie n’est pas bien loin. Ostap en a connu dans sa jeunesse un grand nombre ; aujourd’hui, à l’entendre, il n’en existe plus que deux, le vieux Trikhon à Boubni, le vieux Antoine à Vetchirki, et il ne sait pas s’ils vivent encore. Lui-même a aujourd’hui soixante-douze ans, et il a subi bien des épreuves dans cette longue carrière. Déjà les kobzars Arkhip Orgitski et André Chout, de la bouche desquels M. Koulich a recueilli, il y a