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ne méconnaît point les services qu’ils lui rendent, mais il ne se croit pas obligé de leur en tenir compte, et il n’a garde de leur concéder ce qu’ils lui demandent, le régime parlementaire et deux ou trois portefeuilles. La Gazette de la Croix disait un jour que les nationaux-libéraux étaient un parti de vieilles filles qui, après avoir rêvé les plus brillans établissemens, voient les années s’en aller l’une après l’autre, et à qui de jour en jour pèse davantage leur triste virginité. On a dit aussi que, commis dans une grande maison de commerce qui a fait les plus brillantes affaires, ils s’étaient flattés que pour prix de leur zèle on finirait par les associer à la maison, par les mettre de part dans les bénéfices, mais que ce jour n’était pas venu, qu’il ne viendrait pas de sitôt. Une si cruelle déception aigrit leur caractère, et l’inquiétude de leur humeur les rend avides d’aventures, qui leur serviraient du moins à tromper leur mélancolie. A plusieurs reprises, ils ont reproché à M. de Bismarck de s’endormir sur ses lauriers, de tourner trop court dans ses entreprises, d’avoir des vues trop étroites, trop mesquines, de ne pas donner satisfaction aux ambitions légitimes de l’Allemagne. M. de Bismarck a comparé ces insatiables conquérans à certain personnage de Shakspeare qui, après avoir occis quelque six ou sept douzaines d’Écossais à un déjeuner, se lave les mains en se plaignant amèrement de son existence oisive et monotone et du profond ennui qui le dévore : « Mon cher Henri, lui demande sa femme, combien avez-vous tué d’Écossais aujourd’hui ? — Donnez à boire à mon cheval rouan moucheté, répond-il d’un ton brusque, — et puis il ajoute une heure après : — Environ quatorze, une bagatelle, une véritable bagatelle. »

Si l’Allemagne possède plus d’un général, plus d’un orateur et plus d’un professeur qui ne craindraient pas de déchaîner de nouveau sur l’Europe le fléau de la guerre, gardons-nous de croire que ces esprits remuans et aventureux soient les vrais représentans de l’opinion publique. Les Allemands sont très capables d’agir par enthousiasme, de sacrifier en de certains momens leurs intérêts à leurs passions ; mais ils sont aussi un peuple réfléchi, et, quand la fièvre les quitte, ils aiment à raisonner sur leur situation, à tenir leurs comptes par doit et par avoir, à connaître exactement leurs profits et leurs pertes ; Ils ont beaucoup réfléchi depuis 1870, et ils se félicitent des grands résultats politiques qu’ils ont obtenus par leurs victoires. La guerre était nécessaire pour créer l’empire allemand ; l’empire existe, ils s’en applaudissent, mais l’empire n’est pas encore entièrement organisé. Il reste bien des lois à faire, bien des questions à résoudre, particulièrement la question religieuse, qui passionnera longtemps les esprits. L’Allemagne trouve assez d’occupation chez elle pour ne pas éprouver le besoin d’en aller chercher au dehors d’autre part elle a fait le calcul de ce que lui coûte sa gloire, des sacrifices considérables auxquels elle a dû se résigner