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elle n’est plus la terre classique de la politique timide, méticuleuse, vétilleuse et paperassière. Ses mœurs ont bien changé, et M. de Bismarck se venge terriblement de l’ennui qu’il éprouva jadis à Francfort. Dans le temps où l’Allemagne mettait sa gloire à être une nation réfléchissante, écrivante et protocolisante, la France s’occupait activement à fournir toute l’Europe de nouveautés et d’émotions ; ce métier lui a si mal réussi qu’elle en est à jamais dégoûtée. Les rôles sont intervertis. C’est Berlin qui se charge de tenir l’Europe en haleine et qui l’empêche de s’endormir ; c’est à Berlin que se préparent les événemens, que s’amassent les sombres nuages qui portent dans leurs flancs la foudre ou la grêle. On pratique sur les bords de la Sprée une politique à sensation, féconde en péripéties, que la galerie contemple avec une anxieuse curiosité ; mais il y a beaucoup de gens d’humeur paisible, qui craignent les émotions, les surprises et les secousses. Ils ne seraient pas fâchés qu’on leur accordât un peu de repos d’esprit ; l’ennui ne leur paraît pas le pire des maux, et quand demain ressemblerait à aujourd’hui, ils ne parleraient point de quitter la vie « comme on quitte une chemise sale. »

Peut-être l’Europe est-elle devenue trop nerveuse, peut-être se prête-t-elle avec trop de complaisance à toutes les émotions qu’on veut bien lui procurer. Il est certain toutefois que jamais on n’avait tant abusé de ses nerfs que dans les semaines qui viennent de s’écouler. Au moment où elle s’y attendait le moins, des rumeurs inquiétantes, des bruits de guerre ont commencé à courir. On espérait que les nouvellistes qui les mettaient en circulation seraient promptement désavoués et démentis ; ils ne l’ont pas été, et le public en a inféré qu’ils possédaient le secret des dieux. Toute l’Europe s’est émue, et pendant quelque temps son trouble a ressemblé à de l’effarement. Tout à coup ces mêmes journalistes qui s’étaient donné le mot pour l’alarmer, changeant brusquement de langage, ont déclaré qu’on les avait mal compris, qu’on se mettait mal à propos martel en tête, que jamais la paix n’avait été plus assurée. Ils ont traité de brouillons, de boute-feux, ceux qui, sur la foi de leurs avertissemens et de leurs menaces, s’étaient permis de répéter après eux que le repos du monde était en danger. À les entendre, ces méchans bruits avaient été semés perfidement « par quelques jupes coalisées avec quelques soutanes. » S’enveloppant dans leur robe de prédicateurs de la Pentecôte, ils se sont écriés : — Qu’ils sont beaux sur la montagne, les pieds de ceux qui annoncent la paix ! — Malheureusement leur robe était trop courte, elle laissait passer le bout de leur escopette. Le point est de savoir si cette escopette était amorcée ou s’ils avaient fait semblant de la charger pour faire peur. Tout porte à croire que la pièce qui vient de se jouer pourrait être intitulée : « L’art d’avoir l’air de s’inquiéter, à la seule fin d’inquiéter les autres. »