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air, par leur voix. Comme les sopranistes des chapelles romaines, le skopets a d’ordinaire le teint jaune, la barbe rare, la voix aiguë, avec un je ne sais quoi d’efféminé et d’incertain dans la démarche et le regard. À ces signes, l’œil du voyageur peut souvent reconnaître les disciples de Selivanof parmi les nombreux changeurs de Petersbourg ou de Moscou.

Dans les villes, les skoptsy font en effet fréquemment le métier de changeur, ils aiment à manier l’or, l’argent et le papier, et à leur comptoir de change s’est souvent ébauchée une fortune achevée plus tard dans une autre industrie. On s’est souvent demandé d’où venait cette prédilection des blanches-colombes pour un métier ailleurs accaparé par les Juifs. Est-ce d’une idée religieuse ou symbolique, est-ce d’un calcul politique ? Rêvent-ils de préparer par la richesse la domination que doit un jour établir pour eux leur messie Pierre III ? Sont-ils simplement préoccupés de se mettre, par des capitaux toujours disponibles, à l’abri des atteintes d’une police qui fut longtemps vénale ? À cette question posée dans un récent procès, un témoin répondait que les skoptsy étaient changeurs parce qu’ils ne se sentaient pas la force de faire autre chose. Peut-être serait-il plus juste de dire que les skoptsy se livrent au commerce des métaux précieux parce qu’en les préservant de certaines tentations la mutilation même leur donne plus de chance d’y réussir. « Si j’étais banquier, me disait un Russe, je ne voudrais d’autre caissier qu’un skopets. Pour une caisse comme pour un harem, un eunuque est le plus sûr gardien. Dans toute soustraction de fonds, dans toute infidélité de comptable, il y a d’ordinaire une femme : avec les skoptsy, l’on peut dormir en paix. » Ce propos n’était pas sans vérité ; le skopets, sans passion et sans jeunesse, peut pendant une vie entière mettre à la recherche de la richesse un esprit de suite, une régularité, une opiniâtreté, qui d’ordinaire n’appartiennent qu’à la vieillesse ou à la maturité ; sans femme et sans famille, ayant peu ou point d’enfans, il est plus maître d’épargner comme il est plus libre d’acquérir. Aussi a-t-on vu parmi les skoptsy des hommes riches à millions de roubles, et ces richesses, ils les employaient à la propagande de la secte, qui en même temps que des coreligionnaires leur offrait de dociles agens et de sûrs commis. Récemment encore, l’héritage d’un skopets mort en prison avant son jugement était l’un des motifs d’un procès qui a été en Russie un des événemens de l’année 1874, le procès de l’abbesse Mitrophanie ; l’intrigante abbesse prétendait tenir de l’eunuque millionnaire, auquel elle devait procurer la liberté pour six cent mille roubles de lettres de change, plus de deux millions de francs. De pareils moyens d’action expliquent la persistance et la diffusion de cette répugnante hérésie ; de telles fortunes, une telle préoccupation