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souvenir de leur filiation supposée ou en raison de certaines ressemblances, voulu donner le nom de quakérisme russe. Les doctrines ainsi désignées sont trop multiples, trop originales, même dans l’imitation, pour être affublées d’un nom étranger. Plusieurs mériteraient aussi bien l’épithète de gnostiques. Comme dans les hérésies du premier âge de l’église, on y rencontre un singulier mélange de naturalisme et de mysticisme, un bizarre amalgame d’idées païennes et d’idées chrétiennes. La ressemblance entre ces ignorantes sectes de paysans et les plus célèbres hérésies du monde romain est parfois si frappante que des sectes modernes ont reçu du clergé russe des noms antiques[1].

Unanimes à proclamer le culte de l’esprit, les sectes radicales ou gnostiques de la Russie se partagent en deux groupes, en deux camps, selon que dans la liberté spirituelle elles en appellent à l’imagination ou à la raison, aux transports de l’inspiration ou aux calculs de la réflexion. Elles se divisent ainsi en sectes mystiques et en sectes rationalistes, les unes penchant vers le vieux gnosticisme, les autres vers une sorte de nouvelle réforme, les unes reproduisant, exagérant même les aberrations des plus aveugles illuminés, les autres inclinant à un culte épuré, philosophique, à un christianisme dépouillé de dogmes et de rites, fort voisin du protestantisme libéral de l’Occident. En pénétrant dans ce monde ténébreux, on voit par quel côté le peuple russe en est encore au moyen âge, à l’âge des grossières hérésies, des grossières impostures et des folles élucubrations. Il est des îles ou des continens isolés, l’Australie par exemple, où se sont retrouvées vivantes des formes animales ou végétales qui semblaient propres à des créations antérieures, des types organiques qu’ailleurs nous n’avions rencontrés qu’à l’état fossile. La Russie offre à l’Europe un phénomène analogue. Au fond de ses campagnes se cachent des doctrines étranges, de difformes et monstrueuses hérésies, qui paraissent appartenir à l’âge à demi païen de la Rome impériale ou à l’époque troublée des croisades. En face de ces débris d’un passé qui semble se survivre s’élèvent des doctrines réformatrices ou révolutionnaires à la moderne, des doctrines inachevées et comme embryonnaires, qui dans leur témérité sont un effort vers un monde nouveau, en sorte qu’au fond même de ces erreurs religieuses on voit l’esprit russe attiré en sens inverse vers deux pôles contraires et se débattant entre un passé rétrograde et un obscur avenir. Il y a un intérêt particulier à jeter un regard sur les plus originales ou les plus récentes de ces manifestations populaires, à chercher dans ces confuses doctrines les

  1. Les montany par exemple, sans doute ainsi appelés en souvenir des montanistes, une des principales hérésies du IIIe siècle. Svédénié o montanskoï sekté, par l’évêque de Samara ; Sbornik pravitelstvennykh svédénii o raskolnikakh, t. II, p. 80 et suiv.