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On y entre par un dédale d’îles verdoyantes, les Mille-Iles, puis on passe par différens rapides, dont le dernier est le plus dangereux. Il faut qu’un pilote indien monte à bord pour guider le navire au milieu de l’eau inclinée et bouillonnante, entre deux écueils de rochers qui dressent la tête au-dessus de l’eau. On passe là une minute de véritable angoisse. Ce lieu se nomme la Chine, parce que, dit-on, les matelots de Jacques Cartier, les premiers qui arrivèrent en ces parages, crurent y découvrir le chemin qui menait en Chine, sinon le fameux Cathay lui-même. Il existe en cet endroit un village d’Indiens semi-civilisés, Iroquois et Abenakis, que nous avons un jour visités. Ils sont en train d’oublier, en allant à l’école, en chantant au lutrin et menant la charrue, les prouesses des héros leurs aïeux. Ils sont vêtus à l’européenne, et ce n’est plus que dans les grands jours que les chefs fument en rond le calumet, entonnent l’antique chant de guerre, se parent de la plume d’aigle et chaussent les mocassins, les bas de cuir et endossent la veste de peau ornée de perles.

Nous voici enfin devant Montréal, la jolie ville aux maisons de pierre surmontées de toits de fer-blanc. Dieu soit loué ! la monotone brique rouge a disparu, avec elle la langue anglaise aussi. Le cocher poli qui vient au-devant de nous parle un français bas-normand qui date au moins du siècle passé. C’est ainsi que devait s’exprimer la province au temps de Louis XV. Le Canadien diligent charge notre « butin » sur sa « charrette, » nous engage à ne pas oublier notre « surtout » et nous mène à « l’auberge » de Jacques Cartier, où nous le payons en « argent dur. » On voudrait rester longtemps au milieu de ces gens aimables qui vous demandent avec empressement des nouvelles de la « vieille France, » qu’ils regardent comme leur seconde patrie.

Québec, l’ancienne capitale, n’est éloignée que d’une couple de centaines de milles de Montréal. On y arrive par le Saint-Laurent ou le chemin de fer, et le Français qui est venu jusqu’en ces lieux lointains regarde avec émotion cette ancienne ville forte, perchée comme Brest sur un roc imprenable, et que bâtirent de hardis colons, ses compatriotes, il y a deux cent soixante-sept ans. Soit en vertu du droit d’aînesse, que nous ne défendons pas, mais qui poussait les cadets à s’expatrier, soit pour d’autres raisons, peut-être des facilités plus grandes offertes aux immigrans, il est certain que les Français avaient alors plus d’aptitude à coloniser qu’aujourd’hui ; mais tout cela a été dit, et le pays où nous sommes est connu : aussi bien nous voici hors des grands lacs. Il faut y retourner et choisir le plus étendu, le plus curieux de tous, le Lac-Supérieur, qui est aussi le plus éloigné, celui autour duquel la civilisation ne s’est pas encore tout à fait assise.