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firmament, il prend à mesure qu’il descend une forme ailée ; c’est un esprit, il est nu et n’en a pas de honte, car sa beauté surhumaine est impalpable, quoique visible. Noëma attend sans crainte, perdue dans une muette adoration. — Quelle étoile est celle-ci ? demande Afraël. — Et répondant à ses questions, l’humble femme lui fait avec simplicité les honneurs de la terre.

Pour l’esprit, tout est nouveau ; il ne compte pas, comme Cédar, parmi les anges préposés à la garde du trône de Jéhovah et ignore même si ceux-ci existent ; tout ce que lui apprend Noëma des mystères de la vie terrestre, tout ce qu’il voit et devine de cette aimable créature lui fait croire qu’il est plus près de Dieu qu’il ne l’a jamais été. Un sentiment indéfinissable l’empêche d’affronter la vue d’Aran ; il s’envole quand arrive l’époux qui demande à manger, à boire, à dormir. Aran n’est qu’un homme, — un homme rude et grossier. Ce qu’il espère dérober aux dieux le jour où il donnera l’assaut à leur repaire, c’est la richesse et la permanence des plaisirs qu’il est en état de concevoir. Il veut surtout exercer sa force, et la seule jouissance de tourmenter un tyran, de le faire passer du dédain qui blesse son orgueil à la colère, contre laquelle on peut entrer en lutte, suffirait à l’animer. Libre aux femmes de souffrir et de mourir sous le joug ; il se soucie peu qu’un esprit oisif vienne amuser de chimères la cervelle vide de celle qui lui appartient, pourvu que ce ne soit pas là quelque espion du camp ennemi délégué pour surveiller son œuvre. Devant cette dédaigneuse condescendance, Noëma se rappelle que l’esprit n’a pas méprisé son sexe, mais qu’il a souhaité au contraire d’être un homme parce qu’elle était femme. Elle aspire à le revoir, ne redoutant pas l’amour de deux ailes et d’une voix, et cet amour spirituel à peine entrevu lui fait haïr cependant et redouter le seul contact de son brutal époux.

Le second acte s’ouvre par une scène de la plus profonde originalité. Avant le lever du soleil, la multitude des travailleurs s’agite comme une fourmilière humaine à tous les étages de la tour. Tandis qu’ils montent la brique, les femmes mêlent le bitume, et le chant triste des esclaves courbés sous le fouet s’élève au milieu du tumulte d’un labeur incessant. Ce chant désespéré qui n’exprime que le désir d’en finir avec une vie de souffrance, la certitude accablée de gagner en vain le ciel pour leurs maîtres, ne trompe pas le soupçonneux Aran. Il devine la haine et la soif de vengeance sous cette feinte résignation, les maîtres sont aux esclaves ce que Dieu est aux maîtres. Il ne faudrait pas renverser le suprême tyran pour être ensuite détrôné soi-même !

Son égoïsme indigne Korah, le poète, l’enthousiaste, qui croit à la perfectibilité des hommes, et qui n’approuve un combat contre l’orgueil du ciel qu’à la condition de hâter le règne de l’égalité sur la terre.

Sidon, le philosophe, un stoïque déjà, méprise les rêves et les