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aux lecteurs de la Revue le mérite poétique de M. Alfred Austin, lorsqu’un volume de critique, the Poetry of the Period, vint révéler sous un aspect nouveau ce remarquable talent. Depuis, revenant à ses travaux de prédilection, M. Austin a publié successivement les deux premières parties d’une sorte de trilogie qui, complétée cette année, paraîtra tout entière sous le titre de la Tragédie humaine, et enfin cette œuvre hardie qui tentait depuis longtemps son imagination : the Tower of Babel. Nous redoutons un peu en France les sujets empruntés à la Bible, qui inspire trop souvent d’une manière banale et uniforme nos voisins d’Angleterre : les citations, les commentaires de l’Ancien-Testament nous laissent froids ; mais, pas plus que lord Byron, dont il semble avoir pris cette fois les Mystères pour modèles, M. Austin n’aspire au rôle de prédicateur, il ne fait pas étalage non plus de haute érudition sémitique ; peu lui importe de donner à ses personnages des idées et des sentimens qui constituent ce qu’on est convenu d’appeler anachronismes. Ils sont humains comme ceux de Caïn ou de Ciel et Terre, leurs passions appartiennent à tous les temps et à tous les pays. Une idée très moderne se dégage même de cette vieille histoire de la confusion des langues : les aspirations contraires, les utopies insensées, les ambitions folles, les égoïsmes féroces, la rage de savoir dont nous sommes possédés, le spectacle de son siècle enfin a dû emporter M. Austin vers ce berceau du monde, témoin de la première révolte et du premier naufrage. Ce qui reste immuable, éternel, c’est l’amour. L’esprit n’est pas plus hostile à la chair que la chair n’est hostile à l’esprit ; l’un est la flamme, l’autre l’aliment de ce feu sacré qui ne doit jamais s’éteindre. Pour prouver cette vérité, qui n’a rien d’ascétique, le héros de M. Austin, Afraël, n’hésite pas à descendre sans retour de l’éther où il plane glorieux ; il s’en consolera dans les bras d’une mortelle. Ajoutons ici que l’adversaire déclaré des mièvreries de Tennyson a rompu plus résolument que jamais avec une bonne partie de l’école anglaise contemporaine, trop disposée à réduire les scènes et les figures épiques aux proportions du tableau de genre.

Le rideau se lève sur la plaine de Sennaar devant les tentes d’Aran, le principal instigateur de la tour. Noëma, femme de ce dernier, fait répéter à son jeune fils avant l’heure du repos la prière des cœurs soumis et dociles, elle tremble que l’exemple d’un orgueil effréné n’empoisonne cette jeune âme, et met ses soins à l’en garantir. Le petit Irad s’endort, sa mère reste en contemplation devant les sereines beautés du soir. Elle sent, à mesure que le crépuscule radieux de l’Orient succède aux feux du soleil, quelque chose d’elle-même se mêler au bruit des eaux de l’Euphrate, au ciel transparent, aux étoiles silencieuses, et finit par oublier dans le recueillement de son extase tout ce qui est du monde. Soudain de l’étoile la plus brillante jaillit une étincelle ; le corps lumineux ne s’évanouit pas dans sa course rapide à travers le