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et comme eux persécutés pour la foi. Dans certaines régions se rencontre chez le petit peuple cette singulière opinion, que l’orthodoxie officielle n’est bonne que pour les tièdes, que c’est une religion mondaine (mirskaïa) dans laquelle il est difficile de faire son salut, et que la sainte et vraie religion chrétienne est celle des vieux-croyans. L’insuffisance ou l’inactivité des popes orthodoxes a dû contribuer à répandre cette opinion, que les progrès du clergé russe doivent chaque jour affaiblir. Un conseiller d’état, chargé vers la fin du règne de Nicolas d’une enquête secrète sur le raskol, raconte à cet égard une instructive anecdote. « À mon entrée dans l’izba d’un paysan, j’ai souvent, dit-il, été accueilli par ces mots : Nous ne sommes pas chrétiens. — Qu’êtes-vous donc, des infidèles ? — Non, répondaient-ils, nous croyons-au Christ, mais nous suivons l’église ; nous sommes des gens mondains, des gens frivoles. — Comment n’êtes-vous pas chrétiens, puisque vous croyez au Christ ? — Les chrétiens sont ceux qui gardent l’ancienne foi ; ils ne prient point de la même manière que nous ; mais nous, nous n’en avons pas le temps[1]. » Cette naïve façon de s’accuser de penchant au schisme en se défendant du soupçon de lui appartenir montre quelles racines le schisme a jetées dans l’esprit du peuple. À tort ou à raison, une grande partie de la nation passe pour incliner au raskol. C’est là un fait grave, et c’est au fond un des principaux obstacles à l’entière émancipation des vieux-croyans. Le jour où chacun serait maître d’adhérer ostensiblement aux starovères, on craindrait de voir l’église dominante perdre/le quart, peut-être le tiers de ses enfans. Aussi, pour autoriser la libre profession du raskol, le gouvernement attendra-t-il que la grande majorité de la nation soit retenue dans l’orthodoxie par l’instruction ou par l’indifférence.

La force du schisme n’est pas toute dans le nombre de ses adhérens ou dans les sympathies populaires, elle est dans les classes où se transmet l’ancienne foi. Objet des mépris du Russe civilisé, c’est dans le peuple ou dans les classes sorties du peuple, chez le paysan, chez l’artisan, chez le marchand, que se recrute le raskol. En d’autres pays, cette localisation dans les couches inférieures de la nation eût pu être une cause de faiblesse ; dans la Russie du servage, c’était une garantie d’existence. Le schisme est une des suites de cette rupture de la société russe en deux mondes étrangers l’un à l’autre, en deux peuples sans sympathies réciproques, que nous avons signalée comme une des conséquences de la violente réforme de Pierre le Grand. L’épaisse muraille que le XVIIIe siècle avait élevée entre le peuple et les classes instruites a servi de rempart aux

  1. Iz sekretnykh sapisok ekspeditsii 1852. Sbornikpravit. svéd. o rask., t. II, p. 13.