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et de faim sur les côtes inhospitalières d’Afrique, — faute odieuse, crime impolitique dont la blessure saigne encore au cœur de l’Espagne. En diligence au départ, à cheval ensuite, Alarcon a visité et étudié sous tous ses aspects cette intéressante contrée, si peu connue des Espagnols mêmes. Son livre est un résumé de souvenirs, de réflexions, de croquis, d’observations de tout genre, sans que l’unité pourtant y ait à souffrir de la variété. Il va, lâchant la bride à sa fantaisie, entremêlant l’histoire et la légende, la botanique et la poésie. Ici, vers la fin surtout, le ton est plus ému que dans aucun autre de ses ouvrages, la note ironique moins accentuée. C’est qu’Alarcon, lui aussi, est un des fils du pays ; ces pauvres Morisques, injustement persécutés, bannis de cette terre qu’ils avaient pendant tant de siècles fécondée de leur peine et arrosée de leurs sueurs, ces honnêtes cultivateurs, ces travailleurs infatigables, ce sont pour lui des compatriotes, des amis, des frères ; en dépit des différences de religion ou de la raison d’état, il se sent pris pour cette race proscrite d’une immense pitié, et quand, au cours de son voyage, il revoit les lieux où jadis elle a tant souffert, il ne peut retenir ses larmes. Une sombre description des cérémonies de la semaine sainte dans la Sierra-Nevada termine le récit. Plusieurs, en Espagne même, ont trouvé que l’abondance des pieux détails, des invocations, des prières, les protestations de foi et d’orthodoxie sans cesse renouvelées, donnaient aux derniers chapitres une couleur un peu trop dévotieuse : du moins ne peut-on y méconnaître une grande richesse de style en même temps qu’un véritable accent de conviction.

Aujourd’hui Alarcon est un homme d’une quarantaine d’années, au front découvert, aux traits énergiques, au regard profond et intelligent. Grave fonctionnaire et père de famille, espérons cependant qu’il saura trouver des loisirs et que la politique ne lui fera plus négliger les lettres, auxquelles il doit tant. Ses dernières œuvres marquent un progrès dans sa manière : la composition est déjà plus sévère, le sujet bien mieux étudié. On parle aussi d’un nouveau roman de lui, le Scandale, qui doit paraître sous peu ; on en signale le caractère profondément moral et religieux. Qu’Alarcon cependant évite de s’engager trop avant dans cette voie ; à ne plus traiter que les hautes questions, peut-être perdrait-il quelque chose de cette originalité charmante qui fait le meilleur de son talent. Moins indulgent pour lui-même, plus soucieux du détail, qu’il conserve avant tout ses qualités heureuses d’agrément et de bonne humeur ; il n’aura point alors à regretter ses succès d’autrefois, et son âge mûr aura tenu tout ce que promettait sa jeunesse.


L. LOUIS-LANDE.