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respects, de toutes les croyances, de toutes les traditions, de tous les usages et de tous les abus sanctifiés par les siècles ! Bienheureux temps où il y avait dans la société humaine variété de classes, de sentimens et de coutumes ! Bienheureux temps, dis-je,… pour les poètes spécialement qui trouvaient une légende, un conte, une comédie, un drame, une nouvelle, une saynète, un intermède, un mystère ou une épopée à chaque coin de rue, au lieu de cette prosaïque uniformité et de ce réalisme insipide que nous a donnés la révolution française ! Bienheureux temps ! »

Il était donc un corrégidor, le possesseur du tricorne en question ; oubliant le précepte de l’Écriture qui nous défend de convoiter l’âne ou la femme du voisin, il devint amoureux, mais amoureux fou, de dame Frasquita la meunière, une vraie beauté campagnarde, forte, fraîche, la main leste, ne détestant pas le mot pour rire, honnête avec cela, adorable enfin. Aidé d’un mauvais drôle d’alguazil, son âme damnée, il fait, sans forme de procès, arrêter le mari, et frauduleusement s’introduit au moulin. Tel est le fond du récit dans sa simplicité première ; l’auteur évidemment s’est inspiré d’une légende du pays, et lui-même l’avoue en toute humilité ; mais quelle richesse de détails, quelle variété d’épisodes, quelle dépense de malice et de bonne humeur ! Il y a là des imbroglios, des chasses-croisés, des scènes de bastonnade à rajeunir tout le théâtre de la foire. La situation parfois est bien un peu tendue ; le meunier outragé dans son honneur, — il le croit du moins, — ne parle rien moins que d’exiger la peine du talion, œil pour œil, dent pour dent ; la corregidoresse est gentille, elle aussi, et l’on tremble un moment pour l’imprudent magistrat. Heureusement tout s’arrange, et chaque caractère est si bien tracé, chaque personnage si amusant, le dénoûment enfin si moral, — car l’un et l’autre mari en sont quittes pour la peur et rentrent chacun chez soi, — qu’il faudrait être plus rigoriste qu’on n’est généralement au-delà des monts pour savoir mauvais gré au conteur de son audace.

La Alpujarra, qui suivit de près le Sombrero, est une œuvre toute différente. On appelle de ce nom la région comprise par le versant méridional de la Sierra-Nevada qui des sommets glacés du Mulhacen, au-dessus de Grenade, va par une série d’échelons se perdre dans la mer. C’est là que, sous le règne de Philippe III, les derniers Morisques se soulevèrent de désespoir, et protestèrent les armes à la main contre l’inique décret qui les chassait du pays ; c’est là, dans ces gorges étroites, aux pentes de ces montagnes, qu’ils furent poursuivis, traqués comme des bêtes fauves, et forcés enfin de se rendre pour que leurs misérables restes, victimes de convoyeurs avides, allassent périr de détresse