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REVUE DES DEUX MONDES.

je ne peux pas rester plus longtemps sans travailler. Venez ; si vous êtes las, nous déjeunerons dans quelque buron de la traverse. Vous paraissez faible, prenez mon bras. La force va vous revenir ; il ne s’agit que de vouloir. Allons, Charles, la volonté est tout !

CONCLUSION.

C’est ainsi que l’enfant arraché par moi à sa mère et privé de sa condition sociale par mes soins tour à tour dévoués et perfides s’empara de ma vieillesse pour la rendre heureuse et digne. M. de Salcède, plus généreux encore, ne révéla jamais le secret de ma confession et me témoigna toujours une confiance que je ne fus jamais tenté de trahir. Il ne me parla pas de me rendre mes cent mille francs, mais il me fit bâtir une jolie maison au milieu de beaux pâturages garnis de troupeaux d’un bon rapport, et il me força d’en accepter la propriété comme venant de lui. C’est grâce à lui que je jouis d’une honnête aisance sans connaître d’autre souci que celui d’amasser pour les enfans d’Espérance et de Charlotte.

Ils se sont mariés au bout de l’année que Charlotte avait assignée à l’épreuve de son fiancé. Il a vu Paris, il en est revenu plus épris d’elle et de la vie rustique qu’auparavant. Mme de Flamarande et Roger sont venus assister au double mariage, car le même jour le marquis de Salcède a épousé dans la chapelle de Flamarande l’heureuse Berthe de Montesparre.

Ce jour-là, Mme de Flamarande me parut illuminée d’une beauté surprenante. La conscience d’avoir tout sacrifié à l’amour maternel et au bonheur d’une amie dévouée avait mis sur son visage une sorte de rayonnement dont je fus profondément frappé. — La conscience, me disais-je en soupirant, voilà une forteresse, un sanctuaire dont le faîte touche au ciel !

Salcède comprit comme moi et mieux que moi peut-être l’effort de cette grande âme et ne voulut pas rester au-dessous d’elle. Son union avec Mme Berthe, que le bonheur a rajeunie de dix ans, a été sans nuages.

Il n’a pas bâti de château, sa femme a trouvé que le Refuge était une retraite exquise et qu’il ne fallait pas toucher au paysage inculte et désert qui l’entoure. Elle a partagé tous ses goûts, toutes ses idées. Il s’est rendu acquéreur de toutes les montagnes et forêts environnantes et n’a point changé l’agriculture pastorale du pays. Il l’a seulement améliorée, et, comme il n’a point d’enfans de son mariage, il compte, d’accord avec la marquise, laisser cette grande fortune aux enfans d’Espérance et de Roger.

Roger n’a hérité que de la moitié des biens sur lesquels il avait